extraits dernier - Mireille Sorgue

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Le discours amoureux est aujourd'hui d'une extrême solitude. ... Roland Barthes, Fragments d'un Discours amoureux, Paris, éditions Le Seuil, 1977, page 5 ...
JEUX DE MAINS JEUX D’ECRIVAIN : LE MIROIR DE L’ECRITURE

Lorraine Richard

Lorraine Richard, étudiante en lettres modernes à Lyon, a présenté son mémoire de stylistique « Jeux de mains jeux d’écrivain : L’Amant ou la célébration du style ? » en septembre 2009 à son directeur de recherche Lionel Verdier, qui lui attribua la note de 17/20. Devant l’exceptionnelle qualité de ce texte qui, au-delà de la stricte étude stylistique, met en lumière les symboles qui ont dominé l’écriture de Mireille Sorgue, nous avons souhaité le publier sur ce site et nous avons reçu l’accord de l’auteur. Ce mémoire étant actuellement en cours de remaniement, nous prévoyons sa publication en 2012 sous le nouveau titre « Jeux de mains jeux d’écrivain : le miroir de l’écriture », mais nous pouvons aujourd’hui proposer trois extraits : l'introduction, un extrait de la seconde partie et la conclusion, ainsi que le plan du texte.

Introduction « Le discours amoureux est aujourd’hui d’une extrême solitude. Ce discours est peut-être parlé par des milliers de sujets mais il n’est soutenu par personne ; il est complètement abandonné des langages environnants : ou ignoré, ou déprécié, ou moqué par eux. » Roland Barthes, Fragments d’un Discours amoureux * En classe de terminale, notre professeur de philosophie nous fait découvrir la correspondance de Mireille Sorgue dans le cadre d’une réflexion sur l’amour et sur le désir. Il compare la beauté de ces lettres à la beauté de celles d’Héloïse et Abélard ! Nous entamons alors la lecture de ces lettres, un peu réticents, attendant un énième discours amoureux qui ne saurait être surprenant … et nous sommes alors éblouis par la qualité de ces pages. Au fil du temps, nous nous sommes surpris à lire et à relire les écrits de Mireille Sorgue : chaque relecture apportait plus de questions qu’elle n’en résolvait. La première question, la plus importante à nos yeux, était celle-ci : pourquoi ce discours amoureux, apparemment assez traditionnel dans son contenu, se détachait-il ainsi des lectures précédentes ? Nous avons choisi le style de Mireille Sorgue comme sujet de notre mémoire de master1 afin d’en analyser le caractère insolite. De manière logique, ce travail se devait d’être un mémoire de stylistique. * Roland Barthes, Fragments d’un Discours amoureux, Paris, éditions Le Seuil, 1977, page 5 préface.

Mireille Sorgue écrivit très jeune, de ses dix-huit ans à ses vingt-trois ans en 1967, date de sa mort. Sur ce point, nous reprenons les propos de Gisèle Armanaschi-Guyot, qui écrivait en introduction de son mémoire ** : « Nous aimerions préciser que nous ne nous serions jamais attardés sur une œuvre qui ne nous aurait pas semblé exemplaire et dont le seul « prestige » reposerait sur la mort précoce de l’auteur. La mort ne délivre en rien des labels de qualité à l’écrivain. Nous pensons, bien au contraire, qu’elle ne peut que le desservir. » Mais l’écriture de Mireille Sorgue témoigne d’une maturité intellectuelle indéniable qui nous a conduits à nous poser vraiment la question d’un « style Mireille Sorgue », c'est-à-dire d’une écriture personnelle, élaborée, et même dirigée par certaines esthétiques. Dans le cadre de ce mémoire universitaire, nous avons décidé d’étudier L’Amant et de mettre de côté les Lettres. En effet, seule une partie de ces lettres a été publiée (du 10 septembre 1961 au 9 juillet 1964) : chercher à définir le style de l’auteur à partir d’un ensemble sectionné ne nous est pas apparu comme l’approche la plus convaincante. Cependant, L’Amant est un ouvrage qu’il nous a fallu étudier avec une foule de précautions : en effet, cet ouvrage a été publié de manière posthume. Il est composé de divers textes, dont celui de la « Célébration de la Main », qui est le texte le plus abouti de Mireille Sorgue. Elle l’envoya à l’éditeur Robert Morel, le jugeant terminé. Sur ce texte, nous pourrons nous permettre d’étudier des progressions stylistiques, de le considérer comme un ensemble clos. Mais les autres textes qui gravitent autour de la « Célébration » ont été retrouvés rangés sans ordre particulier. Par ailleurs L’Amant fut publié deux fois, en 1968 chez Robert Morel puis dans une édition remaniée en 1985 chez Albin Michel (reprise en 2001 par le Livre de Poche) : l’ordre des textes fut radicalement changé, des passages supprimés, d’autres ajoutés ; en revanche, une importante annexe (très précieuse) permit la publication de certains brouillons de Mireille Sorgue, ainsi que du texte appelé « Matériaux », où l’auteur commente le projet de la « Célébration de la Main », dévoile ses ambitions stylistiques et poétiques. En 2009, nous n’avions à disposition, pour commenter l’Amant, que l’édition en Livre de Poche de 2001. Deux ans plus tard, lisant L’Amant dans l’édition de Robert Morel, nous découvrons combien celle-ci est différente. Nous prions nos lecteurs de nous excuser de l’importante relativité de nos commentaires. Ceux-ci auraient pu somme toute être assez différents si nous avions connu à l’époque la première édition. Œuvre inachevée, œuvre posthume, œuvre dont la composition n'a pas été choisie par l’auteur…, ces difficultés n’ont cessé de peser sur notre démarche interprétative. Elles nous ont incités à prendre régulièrement des précautions au cours de nos commentaires. Toutefois, en ce qui concerne l’inachèvement de l’ouvrage, nous nous sommes aperçus qu’il correspondait aux vœux de l’auteur. Mireille Sorgue avait écrit en effet :

** Gisèle Armanaschi-Guyot, « Mireille Sorgue », mémoire universitaire, Paris 3, 1987-1988, page 15.

« Œuvre non pas achevée, non pas close, mais tout entière suspendue, incertaine, oscillant : la vague au point de sa culmination, à l’instant qu’elle va se briser. Œuvre à l’élan vulnérable proche de s’inverser – où la ferveur touche au désespoir, la victoire à l’échec. Proche de se précipiter. (Mais retenir toujours la conclusion, la résolution, différer l’achèvement). » (« Matériaux » p.181 (167)) *** Cet aspect inachevé est dès lors à considérer dans les deux sens étymologiques du préfixe in. Comme préfixe négatif, puisque l’œuvre n’a pas de forme finale, elle ne peut donc être appelée « chef-d’œuvre ». Et comme préfixe à lire de façon inchoative : le style de Mireille Sorgue est un processus en cours de transformation, qui ne cesse de chercher à épuiser le discours, à trouver le mot juste, à s’auto-corriger souvent. En effet, le sujet de L'Amant est apparemment de décrire sans fin la main de l'amant et l'amant lui-même afin de retracer la formation de la femme qu'est la narratrice. Mais est-ce vraiment l'unique visée de l'auteur? Mireille Sorgue elle-même parle d’une œuvre « incertaine », et l’on est en droit de se demander au fur et à mesure de la lecture quel est réellement le sujet de l’écriture. En cherchant à caractériser l’écriture de Mireille Sorgue, à en définir les stylèmes, ce mémoire s’attachera à la problématique suivante : que célèbre, au juste, le style de Mireille Sorgue ? Tout d’abord, il nous est apparu que le style de Mireille Sorgue est fondé essentiellement sur des systèmes de répétitions qui le définissent comme style du ressassement de la passion. La seconde partie s’attachera à démontrer que ce style répétitif produit une écriture du redoublement et donc du miroir : l’auteur met paradoxalement en place, au sein d’une grave célébration amoureuse, un certain nombre de jeux syntaxiques, lexicaux, sonores et graphiques. L’écriture semble opérer un double jeu : dépasser le sujet de la passion amoureuse pour un sujet plus vaste. Le ressassement du style de la passion ne serait-il en fin de compte qu’un moyen en vue d’une autre passion : celle de l’écriture ? *** Numéros de pages : le premier est celui de l’édition en Livre de Poche ; le second, entre parenthèses, celui de l’édition Albin Michel.

La passion du style : jouer et déjouer la mort (extrait de la seconde partie du mémoire)

En écrivant dans les « Matériaux », page 185 (170) : « Histoire d’un consentement à soimême, d’un conflit toujours. (L’œuvre entière : conflit clos entre moi et moi…) », Mireille Sorgue ne parlait pas seulement d’un conflit de personnalité, qui ne se résout pas à choisir

entre toutes ses exigences. Il s’agissait également pour le moi de se battre contre le moi mortel, et ce avec une angoisse vraiment diffuse tout au long de l’œuvre. On a pu relever en effet à plusieurs reprises comment insidieusement la mort pouvait envahir le texte. L’auteur avait d’ailleurs tracé sur un fragment une sorte de plan de l’œuvre future : Page 151 (140) : « La première chose à dire, la première chose que je sache est la réalité sensible : ce corps, ces mains, ces lèvres. – Puis je dirai le regard, l’amour à distance. – Puis je dirai l’amour seul. Je célébrerai le soleil Et la mort. De la richesse apparente au dénuement. Au commencement il y eut … » Or L’Amant est la seule « œuvre » de Mireille Sorgue publiée à ce jour (les Lettres appartiennent au genre de la correspondance épistolaire, mais n’étaient pas destinées à la publication). Sa composition dans les versions Albin Michel et Livre de Poche fut élaborée par rapport à ce plan. Et, effectivement, elle est tout entière placée sous l’égide de ce topos Eros et Thanatos. Il apparaît dès lors, en particulier dans le chapitre IV (voir Annexes 1 et 2), que le jeu stylistique va déployer sa passion, c'est-à-dire à la fois sa souffrance et ses excès lyriques, pour jouer avec cette mort, et peut-être la déjouer. Page 122 (112) : « Mon pauvre amour tes yeux hésitent ………………………… 4//4 Mon pauvre amour tu vas mourir ……………………………. 4//4 Meurs mon amour mon pauvre amour ……………………… 4//4 Meurs mon amour contre ma bouche ……………………….. 4//4 Mon pauvre amour aux yeux défaits ………………………… 4//4 Meurs de savoir trop de secrets ………………………………. 4//4 Meurs d’avoir vu la vérité nue de mon sang ………………. 4/4/4 Meurs pour que je guérisse et tue …………………………… 4//4 le feu avec qui je joue …………………………………………. 4//3 Meurs pour que je me voie mourir …………………………………… 4//4 Meurs pour que je me voie renaître …………………………………. 4//4 Quand tu rouvriras les yeux ………………………………… 2/3//2 La nuit rallume les fontaines ………………………………….. 5//3 La Provence est illuminée …………………………………….. 4//4 Nos mains nourrissent les rivières …………………………… 5//3 Le platane nous berce morts …………………………………. 4//4 La soif m’éveille …………………………………………….. 4 Mon amour dort » …………………………………………. 4 Le texte est divisé en deux poèmes en prose, le premier narrant le délire de l’amante durant l’acte sexuel, puis le second narrant le calme qui le suit. Dans son délire, l’amante appelle l’amant à mourir, et l’écriture fait rejouer le topos Eros et Thanatos. Or, placée dans ce cadre

érotique, la mort est déjà déjouée. Elle ne peut atteindre le couple, puisqu’elle n’est plus que la mort du coït. Comment l’écriture parvient-elle à érotiser ce qui ne saurait l’être, c'est-à-dire cette mort tant ressassée ? 1) Survie du couple par l’esthétique virtuose du jeu C’est apparemment toute la fonction de l’écriture que de jouer à érotiser la mort, à la transformer en volupté. Ce par un véritable jeu de ressassement virtuose. Le premier poème en prose est essentiellement fondé sur la forme du ressassement voluptueux : – Le ressassement est d’abord structurel, le texte étant construit sur l’anaphore du verbe « Meurs », répété sept fois. L’effet de répétition, associé au mode impératif, détruit immédiatement le sémantisme du verbe : on ne peut normalement mourir qu’une fois, et sans en être ordonné. Mourir n’est donc plus qu’un jeu, et un jeu érotique : celui de la parole au cours de l’acte sexuel, qui apparaît scandée de manière lascive et lancinante. Ainsi la mort estelle subvertie, elle n’est plus un procès, mais un mot, une lexie au moyen de l’érotisme. – Dès lors, ce ressassement se fait lexical : neuf fois le verbe « mourir » (sept fois « Meurs », deux fois « mourir ») et six fois le substantif « amour ». Sur le plan quantitatif, « amour » et « mort » sont donc employés de manière quasi égale. Ils saturent le texte, le placent sous le mode de l’excès lyrique, de l’exagération, et surtout du jeu verbal. Ainsi le lexique est-il au service de la jouissance : parler de mort et d’amour permet le plaisir de la répétition, la volupté lancinante, et le jeu jongleresque. – Cette esthétique jongleresque de l’écriture se manifeste aussi dans les correspondances phoniques qui asphyxient également le texte. En effet : – L’allitération en [m] unit aussi bien « amour », « mourir », « Meurs », que les marques de la P1 « mon », « ma », « me ». L’antithèse Eros/Thanatos est donc déconstruite au profit d’une union voluptueuse avec l’ego. Dit autrement, l’usage de l’allitération permet le retour de l’harmonie sonore, elle écarte le danger mortel de la dissonance. – L’allitération en [R], combinée à l’assonance [u], présente dans « mourir », est également présente dans plusieurs lexies, unissant celles-ci : « amour », « rouvriras ». Ici encore les signifiés sont entrés en correspondance grâce à la résonance de leurs signifiants. Et cette esthétique excessivement symbolique, jongleresque, va même jusqu’à surcharger le texte de ces mêmes phonèmes : « pauvre », « Meurs », « contre », « trop », « secrets », « avoir », « vérité », « guérisse », « renaître », « amour », « mourir » pour [R] ; « bouche », « joue », « rouvriras », « amour », « mourir » pour [u]. – Enfin, le poème en prose déjoue également la mort par son esthétique du brio formel, jonglant de manière parfaite avec les octosyllabes. En effet, comme on l’a noté à droite du texte reproduit ci-dessus, les deux textes sont composés pour leur majeure partie d’octosyllabes, à la césure harmonieuse omniprésente 4//4. On observe cependant quelques exceptions à cette perfection formelle. Tout d’abord la présence d’un alexandrin : « Meurs d’avoir vu/ la vérité/ nue de mon sang ». Or cet alexandrin est un trimètre, qui selon Aquien * était « cultivé par les romantiques », il ne crée donc pas d’effet de surprise au sein de ce poème en prose lyrique. Le trimètre, toujours selon Aquien, est « celui dont les accents grammaticaux favorisent un découpage ternaire 4/4/4 ». * Aquien, Dictionnaire de Poétique, Paris, éditions Livre de Poche, 1993, page 44.

En effet, il ne saurait être question de le couper en deux hémistiches, dont la césure séparerait le substantif « vérité », insécable sur le plan prosodique. On retrouve donc cette alternance du 4//4, qui poursuit l’harmonie rythmique du texte sans provoquer aucune rupture. Mais une rupture se produit pourtant, au sein même du vers. La césure médiane, placée après le substantif « vérité », est estompée par une concordance différée interne, puisqu’elle sépare ce substantif de son adjectif « nue ». Cette concordance différée produit un effet de suspens, d’attente : le mythe serait accompli, l’amant va mourir d’avoir vu la vérité. Mais la césure médiane produit une mise en relief de l’adjectif, mise en relief accentuée par la rime interne « vu / nue ». L’effet de suspens est déconstruit, la vérité banalisée, ou plutôt rendue prosaïque : c’est celle de la nudité du sang. Ainsi la prosodie déconstruit le discours, la mort n’est pas une action d’éclat, mais la suite de l’accouplement. La deuxième rupture métrique concerne les deux octosyllabes qui clôturent le premier texte en étant disloqués par un « Meurs » mis à la ligne ; cette rupture métrique crée un effet de surprise ; une telle dislocation rythmique est mimétique d'un texte qui lui-même se déconstruit. On notera d’ailleurs la présence surprenante de l’heptasyllabe « le feu avec qui je joue ». Comme par hasard l’insolite sur le plan métrique intervient lorsque l’auteur évoque sur le plan thématique un acte audacieux : jouer avec le feu est tout aussi insolite. On peut alors penser que la narratrice définirait sur le plan métrique, comme sur le plan thématique, son jeu sexuel comme un jeu insolite et dérangeant. La régularité (comme celle des octosyllabes) ne serait qu’apparente. Pourquoi rendre l’acte sexuel insolite et déréglé, si ce n’est pour en affirmer encore l’unicité ? Elle a dressé le portrait d’un amant exceptionnel, le jeu sexuel doit donc être exceptionnel, hors norme. Elle ne fera rien comme les autres. Hormis cet heptasyllabe (qui est si proche de l’octosyllabe), la métrique ciselée du texte fonde un style du ressassement. Cette régularité instaure un rythme pacifié autour du mot « Meurs » dans une esthétique de l’érotisme, en lui ôtant son sème de gravité. La mort n’est plus qu’un mot, plus qu’un son, plus qu’un jeu érotiques. Dès lors, le deuxième poème en prose du texte peut décrire le calme, la renaissance qui suit cette mort artificielle. Sur le plan narratif, il n’y a plus de dangers : la « nuit », dont le sème d’obscurité pourrait inquiéter, « rallume les fontaines ». La métaphore allie ainsi la nuit, l’eau et la lumière, elle est donc créatrice d’harmonie entre les éléments. Le verbe « bercer », lui aussi, étend sa tonalité euphorique, évoquant un mouvement lent, calme et protecteur. La vie reprend son cours, énoncée par les verbes inchoatifs « rallume » et « s’éveille », et par la mention de la « soif », qui traduit l’élan vital. Enfin cette vitalité pourrait être de manière virtuose métaphorisée par la répétition de la géminée [ll] dans les syntagmes « rallume », « illuminée », « éveille ». Le graphème, répété, mimerait la vie qui redouble. Ainsi ces deux poèmes en prose témoignent de la part de leur auteur d'un véritable jeu de virtuose, un symbolisme omniprésent qui fait de l’écriture une esthétique du brio verbal. Cette esthétique transforme l’invocation répétée de la mort en une litanie du désir, litanie érotique. Le couple est apparemment sauvé, il n’est pas véritablement mort, puisque l’amant dort et que l’amante se réveille. Mais c’est là que l’harmonie du texte semble se dérober. Non seulement le couple est disloqué dans deux attitudes différentes, l’une passive, l’une active mais, en plus, le verbe « dort » rime dangereusement avec l’adjectif « morts ». Dans le cadre d’un style

excessivement symbolique, un tel jeu rimique ne peut être anodin. L’amante apparaîtrait comme le seul être réellement vivant, le seul être survivant. 2) La mort du jeu amoureux au profit de l’ego a) Vaporisation et centralisation du moi On remarque alors en effet la position toujours surplombante du « je ». L’adjectif « pauvre » fonctionne comme un modalisateur de l’énoncé, il place le « je » en position supérieure, prenant une attitude de commisération envers l’amant. Et la raison de cette supériorité est insidieusement donnée par l’isotopie du regard : l’amant a ses yeux qui « hésitent », il a les « yeux défaits », il va mourir car il a « vu » la vérité du sang de l’amante. Ce vocabulaire à la tonalité dysphorique donne à l’amant un regard défectueux, un regard mourant au sens propre du terme. On remarque d’ailleurs que c’est lui qui doit mourir, l’anaphore n’est pas composée de « mourons » mais bien de « Meurs ». L’amante, elle, tire sa supériorité de son regard dynamique, son regard vital. Le vers « pour que je me voie mourir » est particulièrement central : la P1, associée au pronom complément d’objet direct « me » ainsi qu’au verbe « voir », révèle en réalité le but ultime de cette mort factice, de cette mort érotique. Faire l’amour ne sauve pas le couple, mais permet de créer un miroir, un miroir dans lequel l’ego pourra se voir « mourir » et se voir « renaître » de manière jouissive. L’amant n’est plus ici qu’un moyen, ce reflet qui « [rouvrira] les yeux ». L’amante est la maîtresse du jeu, elle est d’ailleurs sur le plan syntaxique le sujet des verbes d’action « guérisse », « tue », « joue », « voie ». Elle est donc omnipotente, elle a pouvoir de vie et de mort sur l’amant. Mais elle produit principalement un spectacle puisqu’elle « joue », à la fois actrice, metteur en scène et, fonction suprême, la plus jouissive de toutes, spectatrice. Sa jouissance est voyeuriste. Le dernier vers, « Mon amour dort », montre alors la dernière image du spectacle. Cette dernière image consacre d’abord l’écrivain comme un spectateur : celui qui, au lieu de dormir, puisque éveillé par la «soif », regarde l’autre. Toutefois, alors que le spectateur est généralement défini par la passivité, ce spectateur qu’est l’écrivain est, lui, bel et bien actif grâce à l’écriture. Dans le même temps, l’écriture est donc définie comme une action tendue vers un but : elle est spéculaire, composant un miroir du monde… pour le plaisir d’une vision personnelle. b) Une poésie lyrique déjouée Une telle centralisation du moi pourrait dès lors expliquer la dislocation métrique des deux octosyllabes : « Meurs pour que je me voie mourir Meurs pour que je me voie renaître » L’absence de majuscule et le décompte syllabique 1/7 1/7 confirment que l’on a bien affaire à deux octosyllabes, comme dans tout le texte. Cette concordance différée externe a deux effets. Sur le plan typographique, on a encore affaire à une esthétique du symbolisme : le blanc qui suit l’injonction « Meurs » symbolise cette mort silencieuse. Il met d’autre part en relief la suite du vers : placée dans une telle posture d’emphase, la proposition finale « pour

que » ne produit que plus de suspens, de dramatisation. On a bien affaire à une écriture du spectacle, une écriture de la mise en scène. Deuxièmement, elle permet un jeu sur la césure : « Meurs pour que je // me voie mourir 4//4 Meurs pour que je // me voie renaître » 4//4 Ainsi les deux marques de la P1, pronom sujet et pronom objet, ouvrent et closent la césure. Sur le plan prosodique, c’est donc le « je » qui rythme le souffle, inscrit la relance accentuelle. Prosodie encore symbolique de cette hypertrophie du moi, placé au centre du vers, au centre du discours, au centre de l’action. Cette omniprésence détruit alors le mythe de la poésie lyrique célébrant l’union amoureuse à travers l’acte sexuel. Deux autres effets prosodiques concourent enfin à cette dérision de la poésie lyrique, harmonieuse : « pour que je me voie renaître Quand tu rouvriras les yeux » – Le phonème en finale, « e » dit « muet » dans le premier vers, se doit d’être prosodiquement compté si l’on considère avoir affaire à un octosyllabe. L’harmonie phonique du texte est brutalement rompue par cette accentuation, ce phonème [Ø] qui dissone, appesantit le vers, produit un effet antipoétique. – De la même manière, si l’on considère avoir affaire à un octosyllabe dans le vers suivant, il faut prononcer le substantif « yeux » comme une diérèse. Diérèse qui produit le même effet de rupture dissonante, de perte de l’harmonie suggestive. Ainsi le texte de Mireille Sorgue révèle-t-il encore l’esthétique d’un texte en tension. S’employant à déjouer la mort par le discours, la narratrice semblait avoir pour but d’éloigner cette mort angoissante, de sauver le couple, comme elle avait pu l’écrire page 142 (132) : « J’ai seulement pour nous sauver le langage que je partage avec tous ». En réalité le style démontre son brio verbal en même temps qu’il le démonte, produisant des effets cacophoniques ou des ruptures prosodiques au sein de cette harmonie érotique. L’écrivain établit ainsi la souveraineté de son regard, jouant, pour un temps « avec le feu », c'est-à-dire avec les mots. Le jeu stylistique apparaît bel et bien chez cet écrivain comme un exutoire, un moyen d’échapper, pour le moment, à de telles angoisses. Il s’agit, comme elle l’a écrit dans ce poème, de se voir « mourir », de se voir « renaître ». Au final, il s’agit donc bien de déjouer la mort ! La mort réelle, celle qui, seule, peut arrêter l’écriture.

Page 142 (132) : « A quoi sert que j’élance mes mains ? Je ne les dépasserai pas. Toute ma vie tire vers la limite de mes doigts où je souffre de finir. A quoi sert que j’élève mes mains, ce fiévreux drapeau, pour faire signe de détresse ? Celui qui me répond nous leurre : nos mains comme nous sont mortelles. » Les réflexions de Mireille Sorgue, dans les dernières années de sa vie, constitueront la fin de ce mémoire. Elles prennent acte de cette double angoisse de la mort, à la fois la mort réelle et la mort qu’impose l’écriture : cette nécessité de s’enfermer, de se couper du monde pour essayer de survivre grâce aux mots. – Lettres à l’Amant, décembre 1962 : « J’écris seulement par nécessité, pour me délester d’un trop lourd fardeau ». – Page 181 (167), « Matériaux » : « Douleur du désir de s’abstraire de soi-même alternant avec la jouissance d’être » – Page 185 (170), « Matériaux » : « Quel choix faire entre vivre et se regarder vivre ? Dire simplement la douleur de devoir se séparer de ce que l’on veut nommer. » Alain Garric, un proche de l’auteur avait tout à fait saisi cette double angoisse, lorsqu’il nous écrivait : « Mireille athée, terrestre, solaire, libre, intransigeante et incertaine dans sa pensée parce que seule et mortellement isolée par son effort incessant pour faire exister l’autre, à la fois père, amant et enfant dont elle savait qu’il n’était rien de tout cela, qu’il masquait le néant, qu’il était le néant qu’elle approchait en lui donnant de petits noms. »

Conclusion : « et que toutes mes exigences … »

Page 184 (169), « Matériaux » : « Et que toutes mes exigences, mortelles les unes aux autres, seront exprimées ensemble ici, faute de pouvoir être conciliées. « Née pour faire ». éprouvant cette nécessité. mais ne voulant survivre qu’en ma voix... » Au terme de ces analyses, il apparaît que l’écriture de Mireille Sorgue ne se laisse pas enfermer dans une quelconque définition. On pourrait parler de style de la passion, mais aussi de la passion du style. D’un discours sur l’autre et d’un discours sur soi. D’une célébration de la vie et d’une célébration de la mort. D’une écriture du surgissement et d’une écriture de l’engloutissement. Engloutissement de la narratrice qui s’épuise dans sa lutte dans la mer des mots, engloutissement du lecteur qui s’épuise à poursuivre sa lecture.

L’œuvre de Mireille Sorgue pose la question de la durée : en effet, il s’agit de faire surgir l’écriture et la passion pour les faire durer. Le récit déborde, se voulant un « éternel instantané ». L’écriture devient tragique à vouloir toujours être dans l’exacerbation. Sur le plan stylistique, cette exacerbation s’est révélée dans les figures de répétition (première partie) ainsi que dans le ressassement de jeux stylistiques, aussi bien lexicaux, prosodiques, sonores que graphiques qui manifestent un double jeu de l’écriture (seconde partie). Le ressassement impliquant l’inachèvement, la narratrice devait-elle nécessairement aboutir à l’échec ? Il nous apparaît, à défaut de parler d’échec ou de victoire, que L’Amant est bien plutôt le témoignage d’une esthétique du paradoxe, esthétique puissamment moderne qui se refuse au choix, qui voudrait embrasser tout le réel. Cette esthétique est donc nécessairement marquée par l’inassouvissement. Mais c’est son absolue exigence qui nous laissera toujours pantois. Nous pensions à la première lecture avoir affaire à une écriture du « oui », à la célébration euphorique de la vie, de l’amour. On a en réalité affaire à un texte criblé de doutes, où les questions rhétoriques s’enchaînent sans réponse. Il s’agit bien plutôt de dire « non », « non » à toute forme littéraire sclérosante, « non » à tout dogmatisme. Et surtout, « non » à la mort, au moyen du jeu littéraire en donnant à la mort la volupté de la vie érotique. Michel Leiris avait écrit en conclusion de son Miroir de la Tauromachie * : « Bannir la mort, ou la masquer derrière on ne sait quelle architecture d’une perfection intemporelle : telle est l’occupation sénile de la plupart des philosophes et des faiseurs de religions. Incorporer la mort à la vie, la rendre en quelque manière voluptueuse** (comme le geste du torero emmenant suavement le taureau dans les plis de sa cape ou de sa muleta), telle doit être l’activité de ces constructeurs de miroir – j’entends : tous ceux qui ont pour but le plus urgent d’agencer quelques-uns de ces faits qu’on peut croire être les lieux où l’on se sent tangent au monde et à soi-même, parce qu’ils nous haussent jusqu’au niveau d’une plénitude porteuse de sa propre torture et de sa propre dérision. »

* Michel Leiris, Miroir de la Tauromachie, Cognac, éditions Fata Morgana, 2005, page 66. ** Nous soulignons ces termes car ils définissent merveilleusement la démarche stylistique de Mireille Sorgue.

Plan du texte PREMIERE PARTIE : STYLE DE LA PASSION ET RESSASSEMENT

Introduction I) Suturation du texte par les procédés de répétition A) Etude de l’enchaînement des paragraphes B) Les constituants syntaxiques du texte 1) Etude de l’ordre suprasyntagmatique : comment le procédé de répétition structure, permet l’enchaînement des phrases entre elles 2) Etude de l’ordre intrasyntagmatique 3) Autre procédé de répétition suturant le texte : l’emphase syntaxique C) Les figures de construction, fondées sur la répétition II) Suturation du texte par des motifs traditionnels du discours amoureux A) La symbolique du motif de l’eau 1) L’eau symbolique de la soif 2) « L’eau-fontaine » 3) Des identités fluctuantes a) La femme-enfant b) La femme-île c) La femme-mer 4) Le motif poétique de l’eau : un moyen de figurer son moi ou une recherche de la poésie pour elle-même ? 5) Le motif de l’eau qui abreuve a) Jouissance de la soif apaisée b) L’eau qui rafraîchit c) L’eau purificatrice B) La symbolique du motif du feu 1) Reprise lexicale en usage et en mention du feu : dénotation de la passion 2) Répétition des sèmes du feu : recherche d’épuisement des caractérisations de la main /de l’amant a) Reprise lexicale du sème « lumière » b) Reprise lexicale du sème « or » c) Reprise lexicale du sème de la chaleur à tonalité euphorique d) Reprise lexicale du sème de la chaleur à tonalité dysphorique e) Répétition du lexique du feu : le ressassement d’un échec ? f) Reprise du lexique du feu dans des images à fonction ornementale

III) Suturation du texte par le ressassement du discours mystique A) L’amant : une figure de l’absolu 1) La quête de l’absolu : ressassement descriptif de la main a) « L’amour-connaissance » chez Mireille Sorgue b) Mains et maintes fois : répétition et adoration b.1) Enumération des rhèmes de la main b.2) Répétition des rhèmes pluriel/abstrait de la main b.3) Herméneutique de la description : une « poétique du détail » fondée par les répétitions b.4) Epanalepse : figure d’organisation du discours mystique 2) « j’y vis que je t’aimais comme on adore Dieu » : les attributs divins a) Une adoration de l’absence/présence b) Une figure de l’absolu qui réconcilie les contraires b.1) L’amant masculin et féminin b.2) L’amant : le père et le fils b.3) L’amant au centre de tout b.4) L’amant transcendantal B) « Célébration de la Main » : une expérience mystique 1) L’initiation a) De l’abstraction à la caractérisation b) Education et illumination 2) La passion : cri et mysticisme 3) L’accomplissement mortel C) L’amante et l’écriture mystique : la question de la célébration D) Conclusion 1) Forme mélancolique 2) Forme herméneutique 3) Forme critique : « le souci du détail »

SECONDE PARTIE : DOUBLES JEUX DE L’ECRITURE : LA PASSION DU STYLE ? I) Un discours miné par l’isotopie du jeu A) Tension d’une écriture ingénue/ingénieuse 1) Un jeu d’enfant qui confirme l’union amoureuse 2) Un jeu cérémonieux qui sacralise la relation 3) Un jeu intemporel qui assimile la relation amoureuse à l’enfance 4) Un jeu savant / l’amant maître du jeu : célébration de la relation sexuelle 5) Le jeu d’une écriture qui se célèbre ? 6) Conclusion préalable sur l’esthétique du jeu

B) Jeux de mains jeux d’écrivain : fonction spéculaire de l’écriture 1) Un jeu de miroir 2) Un jeu pour le plaisir 3) Un jeu de survie : L’Amant, texte tissu des caresses a) Célébration de sa fonction : le jeu de la survie b) La sur/vie en jeu : l’écriture comme renchérissement c) Une écriture qui célèbre sa précellence II) La duplicité du « je » lyrique A) Un double jeu syntaxique : dédoublement des pronoms personnels 1) « Célébration de la Main » : du « je » sujet au « je » narrateur 2) La vocation d’un « je » écrivain ? B) Un double jeu narratif : célébration de l’autre comme miroir de soi 1) Les figures originelles 2) Les figures conférant une identité privilégiée C) Célébration de l’amant ou auto-célébration ? D) Un double jeu rythmique E) Conclusion III) L’Amant ou la passion du jeu stylistique A) La passion du jeu littéraire 1) De la prose ? 2) La prose poétique : la forme et l’union des contraires a) Poétisation b) Prosaïsation c) Caractères de prose poétique d) Conclusion : pourquoi la prose poétique ? 3) L’absence de poèmes rimés 4) Les poèmes en prose a) Caractères métriques du poème en prose a.1) Un texte en tension métrique a.2) Les correspondances phoniques a.3) Les jeux graphiques b) Caractères thématiques du poème en prose b.1) Poétisation : la présence de topoi de la poésie amoureuse b.2) Prosaïsation c) Conclusion 5) « une surprise et une promesse »

B) La passion du style : jouer et déjouer la mort 1) Survie du couple par l’esthétique virtuose du jeu 2) La mort du jeu amoureux au profit de l’ego a) Vaporisation et centralisation du moi b) Une poésie lyrique déjouée

CONCLUSION : « Et que toutes mes exigences … »