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... l'identité parentale, à la souffrance endurée, à la douleur de voir sa terre ...
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LE GÉNOCIDE ARMÉNIEN, UN PRÉSENT SANS FRONTIERES Azaduhí-Libertad Telecemian (*) Cet article a un double objectif: rappeler au lecteur la réalité historique du massace du peuple arménien en 1915, et proposer une analyse psychopathlogique des séquelles psychique de ce drame. On trouve des traces de la civilisation arménienne dans la Bible (Genèse, 10): "Le vingtseptième jour du septième mois, l'arche de Noé s'échoua sur les pentes du mont Ararat". Cette montagne est le symbole de l'Arménie. De tous les temps, la vie du peuple arménien fut marquée par les destructions et les reconstructions en un éternel retour. Depuis toujours, les arméniens furent menacés et, chaque fois, cependant, ils resurgirent de leurs cendres comme Er, le personnage décrit par Platon (La République, ch. 10614a621d). Le philosophe raconte l'histoire d'un homme vaillant, "Er, fils d'Arménios, originaire de la Pampnhylie", cette région d'Asie Mineure entre Licie, Pisidie et Cilicie. "Er était mort dans une bataille; dix jours après, comme on enlevait les cadavres déjà putréfiés, le sien fut retrouvé intact. On le porta chez lui pour l'ensevelir mais le douzième jour, alors qu'il était étendu sur le bûcher, il revint à la vie: quand il eut repris ses sens, il raconta ce qu'il avait vu là-bas…". Grâce à sa probité et à sa haute tenue morale, Er obtint le privilège d'être le seul être humain à pouvoir faire retour du royaume des morts. Etudier la communauté arménienne c'est à la fois cultiver l'usage de la langue et évaluer l'avenir de ce peuple, marqué par une insupportable incertitude et un destin vécu sur le mode du cauchemar: c'est dévoiler et révéler le savoir si difficile d'accès, qui soutient le destin de cette communauté. Comme le disait Saroyan, un arménien reconnaît un autre arménien dans n'importe quel endroit du monde: il peut se faire que les critères physiques de cette identité se diluent, mais d'autres références révèlent l'arménité, sans pouvoir être objectivées. Etre arménien c'est s'affirmer et d'identifier à l'Ethos arménien; c'est aussi s'inscrire dans sa langue, ses coutumes et ses traditions transmises par les parents, incorporées et assimilées par les enfants. Déraciné, l'arménien a perdu son lieu de vie et c'est peut-être pourquoi il a cherché à le retrouver en se diffusant dans la Diaspora, renforçant ainsi les signes de culture qu'il a ramenés de sa terre. Etre arménien, c'est rendre hommage à l'identité parentale, à la souffrance endurée, à la douleur de voir sa terre dévastée et d'en être dépouillé. C'est aussi prendre distance de cela à travers les générations, perdre certains éléments de référence, intégrer la culture ancestrale dans la nouvelle identité vécue aujourd'hui et en faire un facteur d'enrichissement des foyers de vie en terre nouvelle. Tel est le message de la transmision culturelle.
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I. UN EPISODE MECONNU DE L'HISTOIRE: LE GENOCIDE ARMENIEN DE 1915 Arménie, terre de roses, de menthe et d'amandiers, terre indo-européenne par sa langue, pays millénaire abritant un des peuples les plus durement éprouvés de l'Histoire. Aux origines, les arméniens s'établirent en Asie Mineure, entre la Mer Noire, la plaine du Caucase et la Mésopotamie, baignée elle-même par le Tigre et l'Euphrate. Ce fut la première nation à se convertir au christianisme comme religion d'Etat, au IVe siècle. Son histoire oscille en permanence entre des périodes de soumission et d'auto-détermination. Dans ses montagnes, entre vallées et collines, chênes et orangers, les arméniens, au contact des civilisations grecque et iranienne, développèrent une culture riche et originale qui leur valut d'être appelés "les orientaux de l'Europe" ou "les européens de l'Orient". Avec l'invasion des Selyucides au XIe siècle, commence la domination turque qui se maintient jusqu'à nos jours. Considérés comme "guiavur" (infidèles, non musulmans) puis comme citoyens de seconde zone, ils durent payer des impôts considérables et le port des armes leur fut interdit. Malgré toutes les discriminations, ils constituèrent dans les grandes villes une bourgeoisie composée de divers métiers: commerçants, artisans, intellectuels et poètes. Les villageois vivaient d'agriculture et d'élevage, en butte aux pillages, viols et assassinats. Tel fut le prix qu'ils durent payer pour maintenir leur culture, leur religion et leur langue. En 1894, le sultan Abdul Hamid, surnommé "le sultan rouge" décida une série de massacres pour réprimer une prétendue tentative d'opposition fomentée par des révolutionnaires clandestins. Tandis que les grandes puissances restaient impassibles, la férocité turque, unie à celle des Kurdes qui avaient reçu des armes, aboutit à mettre à mort environ trois cent mille arméniens. En réaction à l'impunité dont profitait ce sultan sans scrupules, un mouvement libéral, "les Jeunes Turcs", se constitua. Leur objectif était de renverser le pouvoir autocratique du sultan et les révolutionnaires arméniens s'allièrent à eux. Les "Jeunes Turcs" leur avaient promis la création d'un état autonome au sein du régime turn. Vaines utopies. Le jeune parti turc fonda un "Comité d'Union et de Progrès" qui dégénéra rapidement en dictature et les massacres reprirent sous l'égide du mouvement de la Grande Turquie, auquel devaient se soumettre toutes les minorités de l'Empire Ottoman. En 1912, la Turquie perdit la guerre des Balkans et se vit emputée de la Thrace occidentale et de la Macédoine. Pendant la Première Guerre mondiale, la Turquie, alliée à l'Allemagne contre la Russie, visait à restaurer le Grand Empire Ottoman. Le 24 avril 1915, invoquant le prétexte d'une éventuelle rébellion arménienne, le ministre de l'Intérieur, Talaat Pacha commença par faire arrêter six cents arméniens – intellectuels, commerçands, professionnels et cadres- pour les déporter dans les déserts de Syrie et de Mésopotamie. Mais la déportation n'allait pas s'arrêter là.
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En effet, les édits suivants furent promulgués: "Les arméniens, une des composantes raciales de l'Empire Ottoman, ayant adopté ces dernières années, sous l'influence étrangère, des idées de nature à troubler l'ordre public, portent atteinte à la sécurité de l'Empire (…) Ce sont eux qui ont prétendu s'unir à son mortel ennemi, la Russie, et aux ennemis qui sont actuellement en guerre avec notre état. Notre gouvernement appliquera des mesures exceptionnelles contre les arméniens jusqu'au terme de la guerre, afin de préserver l'ordre et la sécurité du pays. 1º) Tous les arméniens devront abandonner leur village dans les cinq jours qui suivront la présente proclamation. 2º) Il leur est interdit de vendre leurs biens ou de les céder à des tiers, attendu que cet exil n'est que temporaire. S'ils tentaient de résister, ils seraient traduits en cour martiale pour exécution". C'est ainsi que fut ordonnée l'expulsion de toute cette population. Adultes, jeunes, femmes, vieillards furent jetés sur les chemins brûlants du désert. Beaucoup de femmes se jetèrent des falaises dans les rivières avec leurs enfants pour échapper aux viols et aux humiliations. Un petit groupe parvint à survivre et à s'échapper, grâce à l'aide compatissante et secrète de tribus arabes. Les arméniens de Turquie étaient environ deux millions. Après le génocide, ils n'étaient plus que cent mille. C'est ainsi qu'une nation entière fut exterminée, arrachée de ses terres, obligée à parler le turc; les jeunes enfants furent enlevés à leur famille et élevés dans la religion musulmane. La mise à mort des arméniens ne fut pas un acte de guerre entre turcs et arméniens: ce fut un génocide, organisé méthodiquement et exécuté efficacement, décidé au plus haut niveau du gouvernement. Cette mesure fut ordonnée par le sultan Abdul Hamid à Istambul avec la collaboration massive de l'armée, de la police et d'une grande partie de la population. Les familles détruites, les leaders éliminés, cette population n'avait plus d'hommes pour lutter, plus de femmes pour perpétuer l'espèce, plus d'enfants pour assurer l'avenir. Elle voyait s'accomplir la programmation du Grand Visir Saïd Pacha en 1881: "Pour liquider l'Arménie il faut liquider les arméniens". Cela correspond aussi aux paroles du ministre Talaat: "Il n'y aua plus de question arménienne pour les cinquante années à venir". Des siècles de soumission au pouvoir turc expliquent la faible réaction des arméniens. La commémoration du cinquantenaire, le 24 avril, en 1965, comporta des manifestations de New York à Erevan et cela marqua l'éveil d'une nouvelle prise de conscience politique. William Saroyan, l'écrivain arménien-étatsunien, pouvait alors écrire: "Arménie, nation petite, peu importante, entourée d'ennemis. Ils ont tué les chefs des soldats arméniens et personne ne s'est levé contre ceux qui ont fait cela. On dirait que le monde s'est acharné à empêcher les arméniens d'avoir une terre, même après des milliers d'années, même après que plus de la moitié des arméniens d'Asie Mineure ait été mise à mort. Au diable tout cela! Notre héros Antranik est mort. La nation s'est perdue. Nous avons déjà commencé à oublier l'Arménie (…) Les nations fortes du
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monde ont à affronter de nouveaux problèmes. Au diable toute la condamnation historique. Je ne suis pas arménien. Je suis étatsunien. La vérité est que je suis les deux et que je ne suis plus ni l'un ni l'autre. J'aime l'Arménie et j'aime l'Amérique et j'appartiens aux deux pays. Mais je suis simplement un habitant de la tere, comme toi, lecteur, qui que tu sois…" Cependant, tout le monde n'avait pas oublié la destruction massive du peuple arménien. Hitler, s'adressant à ses chefs militaires, le 22 septembre 1939 à Obraisberg, leur enjoignait de frapper vite et fort la population polonaise en utilisant la comparaison suivante: "J'ai donné ordre aux unités spéciales de la SS d'aller en Pologne y tuer sans pitié hommes, femmes et enfants. Pourquoi? Qui donc se souvient encore aujourd'hui de l'extermination des arméniens?". II. UNE DEPRESSION CULTURELLE Jusqu'à nos jours, ce poids de mort, de morts-vivants, de deuils impossibles, de martyre et de souffrance maintient chez les sujets une forme spécifique de douleur et d'épreuve qui leur a été transmise, héritée d'une génération à l'autre, chargée de toutes les pertes, famille, amis, terre, patrie dont on garde une image idéale; sans oublier les vexations, le dépouillement et l'impossibilité d'y retourner. Nous observons avec une fréquence significative de que nous pourrions appeler une dépression culturelle chez les membres de ce peuple. Survivre aux morts c'est aussi porter une faute inconsciente: vivre implique sacrifier une partie de son corps et même, parfois, se sacrifier tout simplement. Bartolomeu Mella écrit: "Le chemin de l'exil est un chemin sans retour, car on ne retrouve jamais sa patrie là ou on l'a laissée. Et l'exilé finit toujours par s'exiler aussi de lui-même". Nous pourrions ajouter à cela "et jamais plus tu ne seras le même". Il e va ainsi, par exemple, d'un patient arménien qui vient me consulter parce que son fils a des difficultés scolaires. Lui-même n'a jamais entendu son père se plaindre: "Il nous aimait tant, il n'a jamai spu nous exprimer sa tendresse. Il a été dur avec moi. Je sais que sa vie fut terrible: orphelin, toute sa famille fut assassinée par les turcs. Quant à moi, j'ai souffert beaucoup autrement. Toutes les expériences de l'adolescence me restaient inaccessible. Par contre, j'ai été trop doux avec mon fils, sans lui fixer de limites. J'en avais tellement eues moi-même à respecter! Je ne me rendais même pas compte que mon fils n'était pas moi. Je fais avec lui ce qu'il eût fallu que mon père fisse avec moi. Mais la vie de mon fils n'est pas la mienne. Ce sont deux histoires différentes". Bloquer ses émotions, se dépersonnaliser, maintenir en dissociation le vécu de catastrophe et s'endurcir, que faire d'autre comme survivant si on veut accepter la dure tâche de vivre? Il faut s'anesthésier pour survivre à ce monde de mort, de folie et de
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naufrage. Pour les générations qui suivent les survivants, que d'ambiguïté, que de confusion! Ainsi, être arménien, c'est être capable de créer une nation dans la Diaspora, soutenue par la foi. C'est être celui qui relève le défi de la nature, de la géographie et de l'histoire. C'est avoir été capable de lutter contre les vicissitudes, la destruction et la mort. C'est tenter de racheter notre droit à être inscrit dans l'histoire, droit inaliénable, aussi impérieux que notre exigence imprescriptible de reconnaissance. Etre arménien, c'est defier le destin et recréer le monde qu'on a perdu, en lui donnant cette fois une dimension universelle. III. REVIVRE
POUR RE-VIVRE
Avec ses amis, ce survivant du massacre, mon patient, arpentait les rues de Buenos Aires. Ils étaient unis par le sang de tous ceux qu'ils avaient perdu. A voir passer un convoi funèbre, tout un cortège de luxueuses voitures noires, il se heurte de front à cette mort qu'il voulait maintenir cachée. Il la récuse, tout en la citant à comparaître, et trouve cette formule qui transforme le sinistre en merveilleux: "Quand je serai millionnaire, je m'achèterait une voiture comme celle-ci". Revivaient alors en lui les années d'opprobre –là-bas, en Arménie- soldées avec un avoir millénaire, frange inaccessible entre la terre aimée et le vieux quartier de La Boca à Buenos Aires. Dans sa terre lointaine, Hadjin, gisaient éparpillés dans les décombres –amalgame calciné non reconnaissable –les restes de sa mère et d'autres membres de sa famille, brûlés vifs dans une église incendiée par les turcs. Dans sa mémoire, restait fixée la scène où, avec une poignée d'arméniens devant l'église, son père et ses compagnons luttaient désespérément avec leurs vieilles armes rouillées contre un bataillon turc supérieur en nombre. Tandis que cette lutte inégale et comme désincarnée se livrait là, ses yeux d'enfant, rivés sur l'église, observaient le scénario dantesque de la mort: les cris déchirants de sa mère l'appelant lui lacéraient les oreilles; il se rappelait le "au revoir" par lequel elle avait pris congé. Ce fut leur dernière rencontre. Le père mourut au cours de l'engagement. L'encens, la fumée et les grands appels de flammes communiaient dans cet enfer qui allait tout raser et qui minait les piliers et les structures de la vieille église. Cette forteresse ancestrale, ce monde à la fois matériel et spirituel, famille et religion, s'effondrait devant lui, comme les arcades qui étayaient son psychisme. Le patient tentait vainement de supporter l'intensité de cette douleur, quitte à payer le prix fort, aux frontières de la somatisation, de la folie et de la mort anticipée. Il savait qu'ils étaient morts, sans toutefois vouloir vraiment le savoir. Certes, il cherchait, comme l'indique Lévi-Strauss, le temps perdu. Mais plus encore, cette blessure était en lui un symbole de "l'arménité" et, à travers elle, de l'humanité. En ce sens, notre tentative d'analyse s'efforce peut-être de formuler l'informulable. Cette vieille histoire, quand on évoque le passé et la mémoire, fait revenir un temps hors du temps, congelé, éternisé, atemporel, un temps au cours duquel on a immolé tout un
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peuple digne, un temps qui continue d'exercer ses effets délétères sur ses enfants et ses petits-enfants et il en sera ainsi tant que ce temps n'aura pas été tiré au clair, c'est-à-dire intégré dans l'histoire vécue, sorti du champ du mythe pour s'inscrire dans la vie quotidienne. C'est une histoire personnelle que découvre et recouvre chaque survivant, fichée dans l'histoire sociale des arméniens et ancrée dans l'histoire universelle. Mais il y a aussi l'autre versant de l'identité, le nouveau monde de la Diaspora, la quête d'une protection, d'une liberté, d'armes pour affronter la vie. Trop souvent, les conséquences du traumatisme empêchent le sujet de profiter de cette réparation, en raison de sentiments de culpabilité, de compulsions de répétition, d'impulsions à s'exposer à des risques mortifères, de maladies psychosomatiques dans un mouvement où se transmettront aux générations futures la folie, la psychopathie et la maladie mentale. Dans le cas de ce survivant, c'est peut-être la rencontre du convoi d'enterrement qui l'aidera à laisser mourir les morts-vivants qu'il porte en lui, à les conduire à leur dernière demeure, pour laisser les morts avec les morts et permettre aux vivants d'exister dans le monde de vivants. Il est temps de laisser au poète arménio-argentin Agustín Tavitian les mots de l'espoir: "Toute la question est d'avoir un lieu Où déposer son âme. Un paysage, Quel qu'il soit, pour alimenter les rêves Et voyager en fantaisies et en délires (…) Un lieu qui te loge, qui t'amarre Où tu puisses vivre, aimer, penser, Un lieu où tu puisses créer ta liberté d'être". (*) Vice-présidente de la Fondation FINTECO (Société membre de la WPA), médecin psychiatre, psychanaliste didacticien, membre titulaire de l'Association Psychanalytique Argentine. Traduction du Dr. Yves Thoret.