économiques en jeu dans le développement des réseaux de communications
par satellites. Dans le contexte international des années 1960, seuls deux États,
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Anne-Marie Malavialle Laboratoire Communication
et Politique, CNRS, Paris
LES SATELLITES DE COMMUNICATIONS : DES PROMESSES TECHNIQUES AUX RÉALITÉS POLITIQUES ET INDUSTRIELLES Le satellite a représenté, au début des années 1960, la promesse d'un outil révolutionnaire de communications, abolissant les distances et les obstacles géographiques et ignorant les frontières1. Les premiers lancements de satellites de télécommunications ont été accompagnés de messages adressés par le président américain Eisenhower « à tous les hommes de la Terre » ou « à tous les peuples »3. La globalité des communications spatiales a été alors associée dans le discours des acteurs américains aux valeurs d'une communication internationale libre et non discriminatoire, source de meilleure compréhension et de paix, soit le résumé de la doctrine libérale de l'information. La mondialisation des communications est devenue réalité dès 1969 avec les satellites internationaux Intelsat et elle a été sous-tendue par les rapports de force inhérents à toute communication4 perçue comme droit régalien. De vives critiques ont alors été élevées contre une coopération sous domination américaine. La promesse d'un outil ouvrant une nouvelle ère de communications a été confrontée dans les faits aux réalités des intérêts politiques, stratégiques, économiques en jeu dans le développement des réseaux de communications par satellites. Dans le contexte international des années 1960, seuls deux États, les États-Unis et l'URSS ont l'expertise pour construire un système de satellites. Engagés dans la course à l'espace en pleine Guerre froide, les Etats-Unis ont utilisé le satellite de communications comme un instrument d'une politique de prestige « dans un âge, écrit E. Skolnikoff, où des démonstrations de force doivent être utilisées à la place du pouvoir lui-même »5. La coopération mondiale développée à l'initiative des États-Unis, a été marquée par leur hégémonie. Pour leurs partenaires, l'exigence de structures inter-étatiques a représenté le moyen de préserver leurs droits souverains dans ce HERMÈS 34, 2002
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domaine. Les pays du Sud ont, quant à eux, ouvert le débat sur la contestation des valeurs occidentales de l'information, opposant liberté de communications et souveraineté. Après 30 ans d'exploitation et d'ajustements avec l'apparition d'un nombre croissant d'acteurs, dont l'Europe, capables à leur tour de développer leurs satellites de télécommunications, la deuxième moitié des années 1980 a marqué une rupture du fait de la position américaine privilégiant l'aspect économique et commercial. Dans la décennie 1990, l'environnement global des acteurs des télécommunications spatiales, dans ses éléments technique, géopolitique, réglementaire, a connu ainsi des changements profonds. Les Etats-Unis tout en maintenant leur rôle hégémonique ont suscité un puissant mouvement de déréglementation des télécommunications spatiales. Les acteurs privés ont pris en charge les fonctions d'exploitation des satellites. D'autres enjeux, à la fois industriels et politiques, ont été posés par les réseaux spatiaux mondiaux pris comme infrastructure du grand projet politique international de société mondiale de l'information. Les dialectiques entre globalité et souveraineté territoriale, universalisation et affirmation des identités s'expriment de façon nouvelle. Cette problématique d'ensemble met en lumière le rôle des acteurs spatiaux face au problème international par nature de l'exploitation de la technologie des satellites de communications. Les deux périodes distinguées serviront de cadre pour analyser la place de l'Etat et ses interactions avec les acteurs privés. Insérés dans un système international de communications spatiales, les Etats apparaissent dans la diversité de leurs situations et l'inégalité de leurs capacités.
Un système mondial de communications par satellites : l'approche coopérative et ses ambiguïtés Le satellite de communications
: un outil de prestige et d'influence pour les États-Unis
Lorsque les États-Unis organisent leur réponse nationale au défi du Spoutnik, lancé le 4 octobre 1957 par l'Union soviétique, le projet d'un système global de communications par satellites, est choisi comme un élément déterminant d'une politique qui doit redonner au pays son prestige scientifique et technique et au-delà, sa position de leader sur la scène internationale. Dans l'importante Déclaration présidentielle du 24 juillet 1961, fixant sa politique pour les communications par satellite, le président Kennedy s'est adressé aux nations : « J'invite à nouveau toutes les nations à participer à un système de communications par satellites dans l'intérêt de la paix mondiale et d'une meilleure entente entre les peuples à travers le monde. »6 La notion même de communication, porteuse des valeurs de liberté d'échanges et d'ouverture, est utilisée pour faire le parallèle avec les valeurs de la société américaine. 192
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Aux États-Unis, la participation du secteur privé à la future coopération multilatérale globale a été l'objet d'un important débat. L'industrie a en effet manifesté très vite son intérêt pour une technologie dont la rentabilité commerciale lui paraît certaine dans un avenir proche et l'ATT — American Telegraph and Telephone society —, le 26 juillet 1962, a réussi le lancement du premier satellite privé avec Telstar. Ce sont toutefois les vues de l'Administration qui ont prévalu dans le « Comsat Act » de 1962, définissant les objectifs fondamentaux de la politique américaine. La société privée Comsat, créée pour représenter les intérêts américains au sein de la future organisation mondiale des télécommunications, a été strictement encadrée par des directives et des obligations. Elle n'est de fait qu'une forme avancée du partenariat développé par l'État avec l'industrie depuis 1945 pour les efforts de R & D et répond à l'ambiguïté d'une activité considérée, par nature, du ressort de l'industrie privée mais en même temps d'une importance vitale pour la politique et les intérêts domestiques et internationaux américains7.
Le satellite : un outil de communications
pour toutes les nations
Les États-Unis ont porté devant l'Assemblée générale des Nations unies un programme de coopération internationale pour « l'établissement d'un système global de satellites de communications reliant le monde entier par le télégraphe et le téléphone, la radio et la télévision ». Profitant d'un climat d'entente avec l'URSS, ils ont fait adopter, par l'Assemblée générale, la Résolution 1721 (XVI)8 : celle-ci a énoncé le principe fondamental, proposé par les États-Unis pour régir les télécommunications spatiales, à savoir que « les nations du monde doivent pouvoir dès que possible communiquer au moyen de satellites sur une base mondiale et non discriminatoire ». Le projet mondial américain a ainsi acquis une légitimité internationale tandis que les déclarations publiques liaient directement l'utilisation du satellite à ses promesses9.
La coopération pour un système mondial commercial
unique
Un facteur déterminant dans la coopération internationale entreprise pour le développement du système mondial de communications par satellites, a été l'inégalité entre les États et la prépondérance des États-Unis, absolue dans un premier temps plus relative à partir de la décennie 1970 mais toujours forte. On peut donner ainsi une double image du système mondial Intelsat, à la fois service public international de communications ouvert et réseau sous influence américaine10. Un service public international de communications à gestion commerciale Le système spatial global, tout en adoptant des règles de gestion commerciale pour des raisons d'efficacité, a répondu aux critères inclus dans la finalité de service public qui lui a été dévolue. HERMÈS 34, 2002
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Le principe de l'accès non discriminatoire aux services de communications par satellites sur une base mondiale pour toutes les nations, dès que la technologie le permettrait, y compris dans les zones de couverture où ils ne seraient pas rentables, a créé pour les États membres, des obligations allant au-delà de leurs propres intérêts nationaux. Cette ouverture visait les pays en développement pour lesquels le satellite est alors présenté comme un outil privilégié et elle est consacrée en 1990, par la présence dans l'organisation Intelsat de presque tous les pays du continent africain. De plus, un système de péréquation des coûts uniformisant les redevances pour les voies à fort trafic ou peu utilisées a concrétisé la réalité d'un accès non discriminatoire pour les pays en développement et dans ce domaine, le bilan d'Intelsat a été très positif. La division politique du monde en deux blocs et le refus de l'URSS de prendre part à un système spatial dominé par les États-Unis, a fait obstacle à l'universalité de l'entreprise. Par contre, Intelsat a su rassembler en pratique une très grande majorité d'États — 143 États membres en 2000. L'intégration de ces pays, connaissant des systèmes politiques, économiques, sociaux différents, a été rendue possible grâce à l'exclusion des stations terriennes de réception du champ de compétence de l'Organisation. Ces stations, points de passage obligés des informations vers les territoires, ont été maintenues sous la juridiction étatique tout comme l'acheminement des communications. La place centrale de la souveraineté dans le domaine des communications par satellite a été ainsi pleinement mise en valeur. Un réseau sous influence
américaine
D'autre part, l'exploitation commerciale du système mondial Intelsat, avec la Comsat dans la responsabilité de gérant, a permis aux États-Unis d'asseoir leur prépondérance. Cela s'est traduit en particulier, par l'attribution à leur industrie spatiale de la quasi-totalité des contrats de fabrication des satellites. Pour les pays européens, la conquête de leur propre autonomie d'accès aux communications par satellites, à travers la coopération, a représenté un enjeu de souveraineté. Dans ce contexte, ils ont exigé la présence des États, en tant que tels, dans les accords, et l'originalité de l'organisation internationale intergouvernementale Intelsat a ainsi été d'institutionnaliser deux niveaux de responsabilités, celui politique des États Parties et celui opérationnel des Signataires, fonction assurée soit par l'État Partie à travers l'administration des télécommunications, soit par des organismes de télécommunications, privés ou publics 11 . De plus, à travers le principe d'un système spatial commercial mondial « unique » inscrit dans le préambule de la charte constitutive de l'Organisation, les États-Unis ont cherché à imposer, en pratique, un quasi-monopole d'Intelsat sur les communications spatiales internationales. On l'a vu lorsque les Européens ont demandé en 1971 les conditions de disponibilité d'un lanceur américain pour mettre sur orbite leur futur satellite de communication régional Symphonie12. L'ambiguïté de la réponse américaine a été de soumettre le lancement d'un satellite 194
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opérationnel à une recommandation favorable de l'Assemblée des Parties d'Intelsat, ce qui rendait très aléatoire la décision finale. À partir de ce moment l'Europe a considéré le développement d'une capacité de communications par satellite et l'assurance d'un accès autonome à l'espace avec un lanceur européen comme un impératif politique. Les pays en développement, par satellites ?
destinataires
privilégiés
des
communications
La nouvelle technologie a paru en effet une réponse technique radicale aux problèmes posés à ces pays manquant d'infrastructures terrestres, avec des territoires souvent très étendus ou difficiles d'accès. Toutefois l'expérience a montré la difficulté pour eux d'accéder à la technologie complexe et chère des communications par satellites et de l'intégrer dans leurs structures sociales. L'action de l'UNESCO pour l'emploi des technologies de communications par satellites à l'échelle mondiale en réponse à son objectif prioritaire d'alphabétisation et d'éducation dans les pays en développement, s'est révélée rapidement décevante. Par ailleurs, la première approche suivie par les pays en développement pour développer des systèmes nationaux a été d'utiliser les capacités des satellites Intelsat. L'avantage était d'éviter les coûts et les risques de lancer et gérer leurs propres systèmes13. L'Organisation a, dans ce cas, exercé une forme de service public tout en étendant simultanément son influence, avec des utilisateurs devenus « dépendants » du système. Les pays en développement ont d'autre part exercé leur droit souverain de créer leur propre système national, ainsi l'Indonésie en 1976. Outre les raisons tenant aux conditions géographiques, le prestige national a toujours compté dans ces décisions, motivées aussi par la volonté de renforcer l'unité nationale ou de raffermir l'identité nationale par la diffusion de programmes sociaux, éducatifs et culturels . Enfin, dans les années 1970, le débat ouvert sur l'avènement prévisible de la télévision directe par satellite a mis en lumière la contestation par les pays du Sud des valeurs occidentales de l'information15. Les pays africains, d'Asie et d'Amérique latine, marquant leurs craintes d'intrusion culturelle, se sont opposés au principe de liberté d'information à travers les frontières, pour affirmer celui de leur souveraineté, protectrice de l'intégrité nationale. Soutenant leur position, l'UNESCO a adopté en 1972 une « Déclaration des principes » 16 , texte sans portée internationale réelle, avec un vote « contre » des Etats-Unis et l'abstention de l'URSS, mais significatif de l'opposition Nord-Sud dans ce domaine.
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L'approche concurrentielle des communications par satellites Un réseau global de communications
spatiales privatisé
et
commercialisé
À partir des années 1980, le mouvement de déréglementation introduit dans les télécommunications par les Etats-Unis a créé des transformations profondes et c'est après 1994, dans le contexte de la nouvelle politique pour le temps de l'après-Guerre froide définie par le président Clinton, que le régime de concurrence dans le domaine des télécommunications spatiales a pris toute son ampleur. Les organisations intergouvernementales de télécommunications spatiales Intelsat, Inmarsat et Eutelsat, ont dû alors engager un processus de restructuration pour s'adapter aux conditions de la compétition commerciale17. Plusieurs sociétés globales de communications spatiales ont émergé, prenant la forme d'entités de droit privé national, en particulier Intelsat et Eutelsat privatisées en 2001, tandis que les opérateurs de communications par satellites, tels que les compagnies américaines dominantes, Loral, Hughes et Lockheed Martin, ont passé des alliances leur assurant une présence mondiale. La constitution d'un tel marché mondialisé des télécommunications spatiales, avec une multiplicité d'acteurs privés répondant à des logiques économiques propres, ne s'est pas faite en dehors des Etats. Mais il faut considérer ceux-ci dans leurs réalités concrètes : les rôles dans un tel domaine sont essentiellement inégaux et le plus puissant d'entre eux, les Etats-Unis, a influé de manière déterminante sur les grandes évolutions du secteur des télécommunications spatiales. A travers son cas et celui des pays européens, on voit les stratégies politiques de partenariat encadrer et orienter les acteurs privés. La stratégie des Etats pour les communications commerciales par satellites : le cas des Etats-Unis et de l'Europe Dans les orientations politiques définies par le président Clinton, en 1993, donnant la priorité à l'économie et à l'innovation technologique, les technologies de l'information sont devenues d'importance stratégique pour les USA18. Avec les programmes de NII — National Information Infrastructure — puis au niveau international de GII — Global Information Infrastructure — l'Administration a fondé le grand projet que les États-Unis ont proposé à tous les autres pays pour entrer dans le nouvel « Âge de l'information » 19 . Le discours du vice-président Al Gore assimile les valeurs présentées à la fois comme universelles et américaines de libre circulation des idées et du savoir et donne ainsi sens et légitimité à « cette entreprise commune qui permettra de rapprocher tous les peuples au sein d'une communauté unie par la technique et par leur volonté de partager leurs idées » 20 . 196
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L'approche politique de cette Initiative est similaire à celle du président Kennedy de juillet 1961, mais les différences concernant le projet de communications sont significatives du nouvel environnement. Le satellite de communications n'en est plus l'objet en soi mais il est intégré aux autres technologies, soumis aux stratégies commerciales des opérateurs, pour fournir un service « neutre » techniquement à l'utilisateur. D'autre part, ces infrastructures de communications, dans lesquelles le satellite apparaît un moyen global de transmission privilégié, se feront par un partenariat avec le secteur privé, responsable de l'investissement et de l'exploitation. Enfin, le satellite transmet maintenant, au-delà de l'information classique, des communications spécialisées innervant l'économie et les différents secteurs de la société. De ces caractéristiques nouvelles découlent d'autres enjeux pour les satellites de communications. Pour faire reconnaître les principes fondamentaux d'un régime libéralisé des télécommunications, nécessaire au développement de ces autoroutes de communications, les États-Unis ont mené une politique active au niveau international21. Au plan intérieur américain, les systèmes privés spatiaux de communications sont devenus des outils majeurs intégrés dans la politique publique de la société de l'information, elle-même volet de la politique globale d'Information Dominance poursuivie par les Etats-Unis. Ils ont été reliés d'autre part aux objectifs politiques de Space Dominance et, de par leur nature duale, ils représentent les nouvelles infrastructures auxquelles recourent les militaires, pour leurs besoins propres, dans le cadre des restrictions budgétaires existantes22. Face à la politique américaine intégrant les satellites de communications comme instruments de puissance, l'Europe a, en retour, affirmé une volonté d'indépendance et de maîtrise des moyens d'information spatiaux. La non-dépendance à l'égard d'infrastructures de communications spatiales non européennes est devenue ainsi un enjeu de souveraineté23. Un Plan d'action pour les communications par satellites a été développé par l'Union Européenne fondé sur l'étroite concertation entre tous les acteurs intéressés, industriels, opérateurs et Etats membres et motivé par la conviction qu' « une industrie et un secteur de services forts et cohérents des communications par satellites sont d'une haute importance économique et politique pour l'Europe24 ». Alors que le modèle de la société de l'information se répand dans tous les Etats à travers le monde 25 , comment s'expriment les enjeux des satellites de communications dans ce contexte ? Comment la dynamique de la globalisation économique et technologique se confronte aux intérêts politique, stratégique ou culturel des Etats ?
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Les enjeux des satellites de communications concurrentiel
dans l'environnement
international
Les réseaux spatiaux émancipés des territoires nationaux ? Une dialectique complexe se joue entre les flux des communications par satellites dont la puissance ne cesse d'augmenter à travers l'infrastructure globale de l'information et les territoires étatiques. Les satellites de communications participent à l'effacement des frontières. Les ÉtatsUnis eux-mêmes en ont fait l'expérience en subissant un effet boomerang de la déréglementation : ils ont dû constater leur incapacité à stopper sur leur sol la diffusion de la chaîne arabe Al Jazeera26, réalisée par un ensemble flexible de compagnies et plusieurs satellites. De plus, la Maison Blanche n'a pas demandé à la société privée américaine Echostar l'arrêt de son émission d'Al Jazeera : les agences gouvernementales dépendent d'elle pour surveiller la chaîne. Mais par ailleurs les territoires continuent à servir aux États à contrôler efficacement les communications venues de l'extérieur. L'expérience difficile des constellations globales en orbite basse, Iridium, Globalstar, ICO-Teledesic, Skybridge, a montré l'importance du territoire pour les communications spatiales puisque les opérateurs globaux ont dû conclure des contrats avec les différents fournisseurs nationaux, pays par pays, pour diffuser leurs services. Les sociétés attachées à ces territoires doivent répondre à une autre dialectique générée par les satellites de communications. Ceux-ci s'imposent comme outils privilégiés dans deux domaines à fortes implications sociales et culturelles qui sont en même temps des marchés en expansion. Les enjeux industriels et politiques de la télédiffusion spatiale La révolution introduite dans ce domaine a été la possibilité pour le grand public de capter directement les émissions de télévision des satellites de télécommunications au moyen de petites antennes paraboliques de 30 à 40 cm, faciles à installer et peu coûteuses : la diffusion sans considération des distances et des frontières pouvait devenir réalité. À travers les chiffres fournis par Eutelsat, en 2001, le satellite apparaît comme un moyen de diffusion télévisuelle de masse, puisque l'opérateur européen sert plus de 84 millions de foyers, par câble ou par des antennes individuelles ou collectives. Les satellites de communications fournissent alors des services conjuguant une dimension économique importante et une portée culturelle forte. Pour les États-Unis, l'industrie de l'audiovisuel est devenue le deuxième marché à l'exportation après le secteur aéronautique. La diffusion des produits culturels américains par les réseaux globaux privés spatiaux représentent en même temps un enjeu politique important. À l'autre bout de la chaîne de communication les pays récepteurs ont des intérêts contradictoires. Pour beaucoup de pays en voie de développement ou peu industrialisés, la nécessité est ressentie, pour des raisons économiques, de s'ouvrir aux flux des échanges. Par contre ils craignent pour leur propre culture 198
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les effets de l'uniformisation et analysent le risque en termes de domination culturelle et d'identité nationale. En Afrique, les Etats ont été confrontés à la faiblesse de leurs moyens financiers pour développer des projets interétatiques comme l'African Regional Organization for Satellite Communications (RASCOM). Par contre, la télédiffusion par satellite arrive actuellement par des canaux privés, disant mêler la logique commerciale à une visée culturelle pour légitimer l'entreprise. C'est le cas du satellite Afristar lancé en 1998 par l'opérateur américain Worldspace dans le cadre de son programme global de fourniture aux pays en développement des services de diffusion radio numérique. Après son échec commercial, un travail a été mené pour faire connaître et accepter la technique, avec la participation de la chaîne américaine CNN — Cable News Network — et en 2001 la diffusion a été relancée avec des terminaux très bon marché. En août 2001, le réseau international africain de télévision par satellite, lancé par l'United Tribes of Africa News et utilisant le satellite américain Telstar s'est présenté comme le premier consacré à la mise en valeur de la culture, de la fierté des nations africaines et de leurs peuples. Il fait appel par ailleurs à la publicité et invite les sociétés mondiales à utiliser un moyen unique d'atteindre un marché important. Dans ce contexte, les Etats africains sont confrontés au défi d'une politique culturelle et sociale pour équilibrer les sources des différents flux de communications. Par ailleurs, la flexibilité et la précision obtenue dans les faisceaux ponctuels de couverture, impliquent de plus en plus le satellite dans les politiques nationales d'affirmation des identités culturelles. Le satellite peut être utilisé par un pays pour lier sur son territoire des populations dispersées ou pour joindre les populations émigrées à l'étranger et les perspectives ouvertes sont autant celles de la liberté que de l'endoctrinement. Le Bangladesh a obtenu de l'opérateur New Skies, spécialisé dans les services avancés multimédias, un service national de radiodiffusion directe par satellite (DTH) alors que les Signataires d'Intelsat n'auraient pas été intéressés par ce service, marginal par rapport à leur activité principale de télécommunications. L'Islamic Republic of Iran Broadcasting (IRIB) utilise une pluralité de moyens satellitaires pour la radiodiffusion en Iran, avec un satellite Hot Bird, un satellite Intelsat et un satellite américain Telstar. Sahara TV, radiodiffuseur du conglomérat indien Sahara India Pariwar utilise le satellite Asiasat 3 pour servir le continent indien et aussi un vaste marché de communautés indiennes dans quelques cinquante pays de la région. L'Arabie Saoudite, à travers Asiasat 2, diffuse aux communautés arabes en Asie la retransmission en direct des prières de La Mecque et d'autres émissions religieuses ainsi que des programmes éducatif, culturel et des nouvelles en arabe. Les enjeux des communications par satellites pour les services multimédias de la société de l'information
interactifs
Les services satellitaires ont une seconde niche dans le domaine très novateur des communications à large bande, exploitant les services Internet multimédias interactifs. Grâce à ses hauts HERMÈS 34, 2002
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débits et à ses capacités de multi-diffusion, le satellite offre une infrastructure puissante de communication, sur une base mondiale, à une activité en pleine croissance économique mais dont l'importance politique dans les sociétés de l'information s'impose aux Etats. Au niveau régional de l'Union européenne, la Commission a ainsi relevé dans une communication de 2001, l'importance qu'elle attachait à l'antenne parabolique comme moyen d'interpénétration au sein de l'Union, sur les plans aussi bien culturel et social, linguistique, de l'information et de l'enseignement à distance, et touristique. Elle a entrepris la définition d'un « droit à l'antenne » car affirme-t-elle, la liberté de recevoir des informations ou des idées « concerne non seulement le contenu des informations mais aussi les moyens de transmission et de captage » 27 : une telle démarche, possible dans une société européenne déjà solidaire, marque en même temps le besoin de peser sur les États, souvent réticents, pour harmoniser leurs règles nationales. Par ailleurs, des risques potentiels importants de déséquilibre sont introduits par les phénomènes de commercialisation et de mondialisation, comme le montre actuellement l'exemple du domaine de l'éducation et de l'acquisition des connaissances. Un rapport récent de l'OCDE appelle l'attention sur l'évolution qui fait de l'e-learning, mondialisé à travers les réseaux de communications y compris spatiaux, un nouveau marché global estimé à 90 millions de dollars pour 2002. Les craintes portent sur les effets sur l'enseignement de service public et sur la perspective d'une influence dominante économique et culturelle des Etats-Unis alors qu'ils produisent 80 % des contenus éducatifs en ligne 28 .
Conclusion La réussite commerciale des communications par satellites avec la constitution d'un marché mondialisé des services, est un cas unique parmi les applications spatiales. À cet égard, la technologie spatiale des communications s'est banalisée après avoir acquis un point de maturité suffisant pour son exploitation industrielle. Elle est maintenant soumise directement à la concurrence des moyens terrestres et la neutralité de la technique spatiale par rapport aux autres, telles que fibres optiques et câbles, est devenue pour les opérateurs privés un aspect essentiel de leur stratégie globale. Les satellites de communications pris dans une logique économique n'en ont pas pour autant perdu leurs attaches avec la spécificité des activités spatiales. Sur le plan politique, ils restent des enjeux de pouvoir pour les États. L'hégémonie américaine caractérise la totalité de l'évolution29. La souveraineté est un instrument pour participer aux jeux du pouvoir et de la richesse pour certains petits pays : les îles Tonga dans l'océan Pacifique ont monnayé sur le marché mondial les espaces orbitaux et les fréquences qu'elles avaient obtenues auprès de l'UIT en tant qu'État souverain. 200
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Mais la présence de l'État en tant qu'acteur n'a jamais été exclusive. Il admet des contraintes à son pouvoir et joue en interaction avec les autres acteurs. Juridiquement les Etats ont pris en compte dans le secteur des télécommunications spatiales le principe de l'intérêt de l'humanité tout entière qui surpasse celui des États à affirmer de façon exclusive leurs intérêts nationaux. Dés 1961, le principe de la résolution 1721 de l'ONU, déjà mentionnée, affirme un « droit » à communiquer par satellite pour toutes les nations, quel que soit leur degré de développement. Les Etats ont ainsi accepté une obligation internationale qu'ils ont concrétisée d'abord dans le cadre interétatique du service public d'Intelsat. Le respect de ce droit à communiquer est mis en question dans un régime devenu concurrentiel. Le rôle régulateur de l'État dans les instances internationales compétentes pour les communications spatiales, acquiert alors une importance accrue. Toutefois son exercice implique l'interaction avec le secteur privé devenu incontournable. L'Union Internationale des Télécommunications — UIT — qui coordonne l'attribution des ressources limitées communes, fréquences et emplacements orbitaux, pour les services spatiaux, doit ainsi évoluer pour faire participer le secteur privé à ses structures. Dans l'exemple de la privatisation d'Intelsat, une majorité des partenaires s'est opposée à la dynamique américaine de libéralisation. Ils ont exigé le maintien d'une structure légère inter-étatique pour surveiller les obligations de service public assumées par la nouvelle société privée. Mais quand sera-t-il dans douze ans, durée prévue de validité de ce régime, lorsque la société Intelsat aura abandonné ses derniers liens avec le service public ? D'autre part, la mondialisation desfluxtrans-frontières par des réseaux privés a fait apparaître l'ambiguïté des satellites de communications. Ils servent une dynamique globale d'activités économiques avec des effets politiques, stratégiques, sociaux et culturels inséparables au niveau local des États. Le territoire, devenu un lieu de tensions, voit ses frontières relativement dépréciées mais il sert toujours d'ancrage pour la sauvegarde par les États de leur intérêt national et de leur identité culturelle. Par ailleurs, dans une société où l'information est devenue un bien commun essentiel, la garantie de l'accès aux nouveaux services spatiaux pour tous les citoyens sans discrimination représente une demande forte adressée à l'État. L'expression de fossé numérique—digital divide— exprime bien cette situation d'inégalité qui risque de s'installer aujourd'hui tant à l'intérieur des nations qu'entre elles. Les communications spatiales, en expansion dans de multiples domaines de la vie économique, sociale et culturelle, appellent une coopération entre les acteurs privés et publics, avec une intervention de l'État qui devra se diversifier en fonction des stratégies propres aux acteurs concernés dans les différents secteurs (enseignement, culture, multimédias, services médicaux, commerce)30.
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NOTES 1.
Arthur C. CLARKE, scientifique britannique et auteur de science-fiction, a décrit dans un article prémonitoire datant de 1945 la couverture théorique quasi complète du globe par trois satellites placés sur une orbite circulaire équatoriale à environ 36 000 km de la Terre. « Extra-Terrestrial Relays », Wireless World, octobre 1945, p. 305.
2.
Selon le sens générique donné à « télécommunication », ensemble des moyens de communications à distance, les satellites de télécommunications assurent les services de communications quels qu'ils soient, téléphonie, télévision, transmissions de données, multimédias, Internet. L'expression, dérivée de l'anglais, « satellite de communications », a un contenu identique. Elle sera utilisée dans ce texte dans la mesure où la communication y est considérée en tant que vecteur, objet de politique et sans considération de son régime juridique.
3.
Le premier satellite de télécommunications SCORE a été lancé le 18 décembre 1958 par les Etats-Unis avec un message pré-enregistré du président. Le premier message direct a été transmis par le satellite Courrier, le 4 octobre 1960, et le président Eisenhower s'est alors adressé à l'ONU et aux 17 pays en voie de développement nouvellement indépendants. Textes in Documents on International Aspects of the Exploration and Use of Outer Space, 1954-1962, Senate, Staff Report, 9 mai, 1963, US GPO.
4.
Sur les différentes dimensions de la communication, voir WOLTON, D., Penser la communication, Paris, Flammarion, 1998, 401 p.
5.
SKOLNIKOFF, E., Science, Technology and American Foreign Policy, MIT Press, 1967, p. 209·
6. John F. KENNEDY, « Statement by the President on Communications Satellite Policy », Public Papers of the Presidents, I, 1961, p. 529. 7.
Letter from President KENNEDY Transmitting Proposed Communications Satellite Legislation to the President of Senate and the Speaker of the House of Representatives, White House, 7 février 1962.
8.
Résolution n° 1721 (XVI), 20 décembre 1961, « Coopération internationale touchant les utilisations pacifiques de l'espace extra-atmosphérique ».
9. Voir ainsi le discours de l'ambassadeur A. STEVENSON, du 26 décembre 1961, devant la l r e Commission de l'Assemblée générale, reproduit dans Department of State Bulletin, vol. 46, 1962, p. 180 : il remarque que cette percée technologique dans les communications affectera les vies des peuples partout, en particulier en forgeant de nouveaux liens de connaissance et de compréhension entre les nations, en offrant un instrument puissant pour l'alphabétisation et l'éducation dans les pays en développement. 10. Sur les structures et le fonctionnement de l'organisation Intelsat voir LYALL, F., Law and Space Telecommunications, Aldershot, Dartmouth Publishing Cie, 1989, 428 p. Intelsat a été créée en deux étapes à cause de la technologie encore très évolutive et pour permettre aux partenaires européens des Etats-Unis d'acquérir la compétence technologique spatiale. En 1964, un Comité intérimaire des télécommunications par satellites a été institué, sans personnalité juridique, puis en 1969-1971 des négociations ont été menées pour la conclusion des accords définitifs. Ceux-ci sont rentrés en vigueur en 1973. 11. Deux accords distincts mais liés ont ainsi été conclus, l'un signé par les Etats Parties, à savoir l'Accord relatif à l'Organisation Internationale des Télécommunications par Satellites, l'autre l'Accord d'exploitation, signé soit
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Les satellites de communications : des promesses techniques aux réalités politiques et industrielles
par chaque État Partie soit par l'organisme de télécommunications, public ou privé, qu'il a désigné. (Article II, Création d'Intelsat, (b) de l'Accord). En pratique, la Comsat a d'abord été le seul organisme privé. Dans la décennie 1990, un nombre important de Signataires se sont privatisés répondant à la déréglementation des télécommunications spatiales. 12. Lettre du 1 er septembre 1971 du sous-secrétaire d'État, A.Johnson en réponse à la lettre du 3 mars 1971 du ministre T. Lefèvre interrogeant sur les conditions de disponibilité des lanceurs américains, en sa qualité de président de la Conférence Spatiale Européenne, Department of State Bulletin, 29 novembre 1971, p. 624. 13. Voir ainsi les activités importantes d'Intelsat en Afrique : Intelsat Focus : Africa, a survey of recent service developments & network applications in Africa, Intelsat, 1990, 12 p. 14. Voir sur ces systèmes spatiaux : VERGER, F. (dir.), Atlas de géographie de l'espace, Paris, Belin, 1998, 319 p. 15. Voir NORDENSTRENG, Κ., SCHILLER, H. I., National Sovereignty and International Communication, Norwood, Ablex Publishing Corporation, 1979, 286 p. 16. Unesco, « Déclaration des principes régissant l'utilisation de la radiodiffusion spatiale pour la libre circulation de l'information, l'expansion de l'éducation et un accroissement des échanges culturels ». La France a soutenu la Déclaration par souci de maintenir les liens de communications avec les pays francophones d'Afrique et de ne pas laisser s'étendre l'influence américaine. 17. Elles ont été soumises à une pression directe des compagnies américaines pour accélérer leurs privatisations, signe fort de la puissance américaine et de l'interaction du secteur privé. Le président a signé, en mars 2000, l'ORBIT Act pour « Open-market Reorganization for the Betterment on International Telecommunications Act », Public Law n° 106-180, 114 Stat. 48 (2000). Dans la déclaration qui l'accompagne, il y exprime le souci de respecter le processus multilatéral engagé pour réformer Intelsat mais aussi sa préoccupation de donner au consommateur américain les bénéfices d'une compétition accrue. « Statement by the President », The White House, 17 mars 2000. 18. The National Information Infrastructure : Agenda for Action, 15 septembre 1993. 19. AL GORE, « Bringing Information to the World : The Global Information Infrastructure », HarvardJournal of Law and technology, hiver 1996. 20.
Message du vice-président AL GORE à la Conférence des plénipotentiaires de l'UIT, Minneapolis, 12 octobre 1998, Nouvelles de l'UIT, n° 8, 1998.
21. Ils ont ainsi activement promu la réunion, en 1995, de la Conférence internationale dite « Sur la société de l'information », sous l'égide du G7. Au sein de l'OMC, ils ont mené les négociations de l'accord sur les télécommunications de base, entré en vigueur en 1998 et qui a effectivement créé les conditions d'un marché mondialisé des services spatiaux. 22. Ainsi, la constellation Iridium, en faillite, a été renflouée grâce aux contrats accordés par le département de la Défense, pour fournir des services aux militaires et utilisateurs gouvernementaux américains. 23. Rapport dit « rapport des sages » : Towards a Space Agency for the European Union, Report by C. BILDT, J. PEYRELEVADE, L. SPATH, to the ESA Director General, 2000, p. 6.
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Anne-Marie Malavialle
24. EU Action Plan : Satellite Communications in the Information Society, Bruxelles, 5 mars 1997, COM (97) 91 final. Voir aussi sur les rôles respectifs des secteurs privé et public, European Space Agency, Outline of the DG's Proposal for a European space policy and ESA programmes, ESA/C-WG(99)WP/&, feb.1999. 25. SIMON, L. D., « The Net : Power and Policy in the 21st Century », in KUGLER R.L., FROST E.L., Ed, The Global Century - Globalization and National Security, vol II, Washington, National Defense University Press, 2001, 1125 p., p. 613. 26. SCHIESEL, S., « Stopping Signals from Satellite TV Proves Difficult », The New York Times, 15 octobre 2001. 27. Communication de la Commission concernant l'application des principes généraux de la libre circulation des marchandises et des services, articles 28 et 49 CE, en matière d'utilisation des antennes paraboliques, 2001, 18 p. 28. Cité dans le Monde Interactif, « Internet va-t-il démanteler l'école ? », 26 septembre 2001. 29. Cette hégémonie se caractérise comme un pouvoir « souple », « indirecte » et permet aux Etats-Unis de définir les règles du jeu auxquelles adhéreront ensuite les autres Etats. Dans l'article « Soft Power », J. S. NYE remarque qu' « elle naît en général de ressources telles que l'attirance culturelle et idéologique, ou les lois et les institutions des régimes internationaux », Foreign Policy, automne 1990, p. 150. 30. Voir ainsi les conclusions du Rapport sur la Politique spatiale française : bilan et perspectives, par M. H. REVOL, Sénateur, Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques, n° 3033, mai 2001, p. 188.
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