projeter pour la ville - Joint Master Architecture

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Leçon Inaugurale. PROJETER POUR LA VILLE. LUIGI SNOZZI ARCHITECTE. Professeur au Département d'architecture- EPFL. Nous nous trouvons ...
Leçon Inaugurale

PROJETER POUR LA VILLE LUIGI SNOZZI ARCHITECTE

Professeur au Département d’architecture- EPFL Nous nous trouvons aujourd'hui dans un monde gravement menacé dans sa survivance même, les symptômes d'une telle situation sont repérables partout et la guerre demeure encore comme fait Structurel à l'intérieur d'une société qui veut tendre vers la démocratie. Je pense que la communauté académique a sa part de responsabilité dans ce qui est en train d'arriver. Elle se doit donc d'examiner publiquement la vie humaine sous le regard de ses qualités morales et tant que les académiciens ne seront pas parvenus à une conscience intellectuelle suffisante pour former des citoyens responsables et actifs de façon à porter à terme le procès vers une démocratie substantielle, ce devoir restera la tâche principale des intellectuels et des enseignants. Dans ce sens, je retiens que la finalité de l’enseignement de l’architecture n'est pas seulement de former des architectes professionnellement capables et brillants, mais plutôt des intellectuels critiques doués d'une conscience morale. Je voudrais tracer en grandes lignes ma position d'architecte vis-à-vis de ce problème dans le cadre de ma discipline, reprenant en partie des concepts élaborés lors de ma première expérience didactique à l'Ecole Polytechnique fédérale de Zurich dans les années 73/75. Ils sont à la base des repères théoriques qui m'accompagnent dans ma pratique d'architecte et d'enseignant. Je montrerai ensuite comment je les ai confrontés dans leurs cohérences et leurs contradictions dans mes expériences professionnelles, Je tenterai enfin de Ies mettre en rapport avec ma pratique d'enseignant aujourd'hui.

L'expérience théorique À la base de ma réflexion et de mon action, donc à la base de ma façon de projeter et d'enseigner, il y a toujours un fond politique et idéologique qui participe d'une vaste aspiration socialiste en opposition à une vision utilitariste de notre société de consommation ou d'efficience. Mais à l'intérieur de cette perspective idéologique, je retiens que l'architecture doit se préserver une autonomie disciplinaire. Je pense que la seule façon d'attribuer une signification politique à l'architecture peut se trouver dans son approfondissement spécifique. C'est la seule voie par laquelle l'architecture peut avoir une influence sur les faits structurels de la société. « Non sfuggire alle tue responsabilità, occupati della forma, in essa ritroverai l'uomo. » Si je n'attribue pas au projet architectural un rôle politique direct, je m'oppose formellement à toute tentative de séparation de l'engagement disciplinaire de l'engagement politique.

Cela implique également que les écoles d'architecture doivent défendre leur autonomie par rapport aux exigences du professionnalisme pour pouvoir exercer dans la plus grande liberté leur fonction critique. C'est en partant de la forme qu'on atteint l'architecture. Quels que soient les apports que peuvent fournir en chemin les disciplines comme l'économie, la sociologie et autres sciences humaines, ceux-ci ne peuvent être substitués à l'essence même de l'architecture. L'abandon de ce principe n'est que fuite évasive et compromet tout développement d'une authentique pluridisciplinarité. L'architecture pose le problème fondamental du rapport homme/nature. Dès les premiers temps de l'humanité, l'homme, pour conquérir son espace vital, a dû évoluer dans le double aspect qui régit cette confrontation. Si d'un côté la nature lui fournit tous les éléments indispensables à sa survivance, de l'autre elle s'oppose à lui par toutes ses forces hostiles. À travers d'immenses fatigues débute la longue transformation de la nature en culture dans laquelle on peut lire les plus primitives manifestations esthétiques. Dès le début, I'architecture est strictement liée à la vie sociale en même temps qu'à la nature. Elle est fondamentalement un fait collectif nécessaire, universel et permanent dont l'expression la plus avancée est la ville : « patrie naturelle » de l'homme. « Grazie alle fanche umane, la città contiene il fucco dei vulcani, la sabbia del deserto, la giangla e la steppa, la flora e la fauna... tutta la natura. » En référence à notre discipline, la ville, assumée comme expression formelle de l'histoire, devient le point de repère principal pour tout projet. « Quando progetti un sentiero, una stalla, una casa, un quartiere pensa sempre alla citta. » Cette conception dynamique du paysage se pose ainsi en antithèses de toutes les théories fondées sur l'adaptation et sur l'intégration, théories encore très diffusées dans les différentes commissions de protection des sites et des ensembles historiques ainsi que dans les pratiques de la planification urbanistique. Il ne s'agit donc pas pour l'architecture de s'intégrer à un site, mais bien plutôt de construire un nouveau lieu dans un rapport de confrontation et non de soumission à l'existant. Quand nous parlons de la ville, nous pensons inévitablement ville historique. Elle représente aujourd'hui encore l'événement urbain le plus signifiant aussi bien pour la ville socialiste que pour la ville capitaliste. Les deux concepts ville historique et architecture moderne sont indissociablement liés. Sans l'architecture moderne, la ville historique perdrait toute signification. La ville historique est un tel réservoir des valeurs qui sont aujourd'hui de plus en plus menacées que nous devons toujours plus nous y référer. Je veux parler des valeurs d'identification et d'orientation que la ville moderne a particulièrement malmenées. En fait, la tendance mise en jeu dans la projétation de la ville actuelle est basée en priorité sur des critères de fonctionnalité et d'efficience supportés par un appareil de normes généralisantes et

totalisantes indifférents aux caractéristiques spécifiques du lieu. La ville historique repropose comme valeur fondamentale l'importance du site dans toutes ses composantes géographiques physiques et humaines. Elle participe activement au projet de la nouvelle ville. L'histoire devient ainsi un des matériaux fondamentaux de l’architecture. « L'architettura nasce dai bisogni rea!i, ma se vuoi scoprirla, guarda le rovine. » Une autre référence de grande actualité pour le projet reste le mouvement moderne dans lequel se trouvent accumulées des expériences multiples et dont le thème principal est l'habitation collective. Mais, se référer à la « tradition moderne implique toutefois que l'on refuse clairement le fonctionnalisme vulgaire qui s'exprimait dans le fameux slogan « la forme suit la fonction ». « L'acquedotto vive al momento che ha cessato di portare l'acqua. » Le projet, instrument principal de la discipline, n'est pas seulement assumé comme instrument de transformation mais surtout comme instrument de connaissance de la réalité. De ces prémisses, on peut faire ressortir quelques lignes directrices pour le projet: Il s'agit en substance de rechercher de nouvelles solutions qui puissent reproposer en termes d'architecture des valeurs aujourd'hui aliénées : je me réfère aux valeurs du sol, comme bien commun inaliénable aux valeurs cosmiques et géographiques, « Un vero prato arriva fino al centro della terra », aux changements de saison, à l'alternance du jour et de la nuit, mais également aux valeurs des éléments primaires essentiels pour la survie de l'homme comme le soleil, I'air, la lumière, I'eau, les valeurs de l'histoire et de la mémoire, les valeurs des fatigues humaines. « Quale dispendio d'energie, quale sforzo per ventilare, riscaldare, illuminare... quando basta una finestra. » « Ogni intervento presuppone una distruzione, distruggi con senno. » Il s'agit de mettre en valeur dans la lecture du site des points de repères pour une nouvelle configuration du territoire. Il s'agit de projeter des parties singulières de la ville comme parties formellement conclues dans un rapport précis avec le contexte existant, où les valeurs perdues resurgissent transformées ; de traiter le vide comme partie substantielle du projet. « Niente è da inventare, turto è da reinventare. »

L’expérience professionnelle Dès le début de mon activité professionnelle, j'ai participé pendant plus de douze ans comme membre de la commission cantonale pour la protection des sites et des paysages

du canton du Tessin, commission dont le but était d'examiner du point de vue esthétique la presque totalité des demandes de permis de construire sur le territoire cantonal. J'ai vu défiler l'un après l'autre les projets de l'ensemble de la production bâtie cantonale, de 1960 à 1972, qui a pratiquement causé la destruction de tout un territoire. Ce furent de dures années d'opposition constante aux modes et aux critères de jugement utilisés. Les jugements se faisaient cas par cas, et les critères dérivaient d'une vision statique du paysage. Chaque intervention etait ainsi subordonnée aux préexistences assumées et interprétées de façon superficielle et « romantique » Il en résultait une attitude de défense contre le nouveau, et par conséquent une position d'adaptation acritique qui recourait de façon constante au camouflage, à l'imitation de formes et de volumes, tout cela à partir d'une volonté paradoxale de vouloir agir dans le sens d'une défense impossible du statu quo, sans se rendre compte qu'une telle position avait pour conséquence précisément la destruction progressive de toute valeur existante. Les résultats de mon opposition continue furent extrêmement réduits, au mieux je réussis à faire passer quelques projets de bonne architecture qui autrement n'auraient eu aucune chance de passer à travers les mailles de ce perfide Système de jugement. Mais c'est toutefois durant cette période que j'ai pris conscience de l'incroyable force destructive que peut produire un règlement constructif ou un plan d'extension.

En fin de compte, cette expérience, bien que longue et pour moi amère, a constitué une stimulation pour une meilleure compréhension des faits urbains, et surtout de la relation entre l’architecture et le territoire. Et c'est ainsi que, durant cette phase j'ai commencé à pratiquer le projet alternatif comme instrument critique. Dans ces « projets de guérilla », comme les appelle Kenneth Frampton, je dois dire que les victoires ne furent qu'à la Pyrrhus et quand elles portèrent des fruits ils arrivèrent souvent trop murs – mais, quand même... Il existait alors, et il existe encore aujourd’hui, une profonde divergence entre la pratique réelle et le débat théorique qui avait alors dépassé depuis longtemps de telles positions anachroniques. • Un projet collectif, pour I'EPFL Un second moment significatif de mon expérience a été le projet pour la nouvelle Ecole Polytechnique fédérale de Lausanne à Ecublens. On était alors, à la fin des années soixante, en plein dans le débat développé surtout en Italie qui concernait essentiellement les rapports entre politique et culture, le problème de l'autonomie disciplinaire, les problèmes concernant la continuité historique, la critique du fonctionnalisme vulgaire et de l'hérédité du mouvement moderne, débat par ailleurs stimulé par des livres comme « L'architecture du territoire » de Vittorio Gregotti, « L'architecture de la ville » de Aldo Rossi, « La construction logique de l'architecture » de Giorgio Grassi, et par conséquent par les discours et les écrits de ce qui fut appelé la « tendenza » néo-rationaliste.

Le projet pour l'EPFL à Ecublens fut le premier travail collectif auquel participèrent Carloni, Botta, Galfetti, Ruchat et moi-même, et à la suite duquel furent élaborés toute une série de projets en commun. Il s'agissait pour nous à ce moment de vérifier à travers un projet architectural les thèses théoriques du débat en cours. Mario Botta, fraîchement diplômé de l'Ecole de Venise, en fut la force entraînante. Ce projet-manifeste fut pour moi important précisément parce qu'il permettait de synthétiser certains concepts fondamentaux qui furent à la base de mes expériences successives, selon un processus continu d'approfondissement. Nous opposions dans ce projet le centre historique de Lausanne à une nouvelle ville dans la périphérie, une ville qui par sa forme achevée aurait dû représenter un nouveau point de référence et d'ordre pour l'ensemble de la structure urbaine, dont-la périphérie s'étendait alors déjà de façon informe et incontrôlée sur un très vaste territoire. Dans ses composantes essentielles, le projet se référait à la ville romaine avec le castrum et les deux axes fondamentaux du cardo et du decumanus. Le long de ces deux axes se trouvaient regroupées non seulement les habitations des étudiants et les contenus publics les plus importants, mais également les voies principales de communications , pour les piétons. Les aulas didactiques étaient en revanche insérées dans la grille de la grande structure carrée, alors que les laboratoires de recherche étaient établis le long d'un des axes, leur forme spécifique rappelant les typologies des établissements industriels. Chaque composant du projet possédait sa propre loi de croissance spécifique à l'intérieur de la forme préétablie Cette nouvelle structure urbaine s'établissait dans un rapport précis avec la géographie du lieu, cependant que Ies parcours surélevés permettaient à l'usager de maintenir constamment une relation visuelle avec les divers composants de l'ensemble et de la ville, parmi lesquels le cours d'eau était laissé libre sous la nouvelle structure. En somme, nous hiérarchisions les valeurs qui devaient donner sens à la forme pour la rendre identifiable, appropriable et donc évolutive par opposition aux systèmes informes sous prétexte d'efficience technique et de flexibilité qui faisaient fortune alors et dont nous connaissons la faillite aujourd'hui. • Une expérience d'un autre type J'ai eu par la suite d'autres expériences de projet avec Mario Botta, parmi lesquelles je voudrais seulement mentionner le projet pour la nouvelle gare de Zurich en 1978. Il est à ce point important de souligner comment un projet de concours peut être utilisé comme un instrument de critique jusqu'à la mise en cause des données du programme. Notre proposition fut dans ce cas précis de projeter la nouvelle structure de la gare en dehors du périmètre du concours, de façon à pouvoir tenir compte de la morphologie du site et de ses relations spécifiques avec la ville. Ce choix nous mettait hors concours malgré ses avantages évidents, tellement évidents que le projet gagnant reprend maintenant les traits essentiels de notre proposition y compris l'implantation sacrilège, motif de notre exclusion.

Je voudrais citer une expérience d'un autre type. Elle a commencé depuis une dizaine d'années dans le petit village de Montecarasso, voisin de Bellinzona, à partir d'un simple mandat pour la réalisation d'une école élémentaire prévue initialement dans la périphérie, dont le nouveau plan régulateur venait juste d'être approuvé après une décennie de gestion. Grâce à un intense dialogue, quasi quotidien avec les autorités et aussi avec la population, j'ai réussi à mettre en place un nouveau processus de restructuration du territoire dans son ensemble mettant en crise en très peu de temps le plan primitif qui n'allait pas au-delà des trop connus plans de zone. Il s'agissait de tenter de dépasser les prescriptions essentiellement quantitatives du règlement en vigueur en leur substituant des données qui assurent un contrôle qualitatif et formel du territoire. • Comment ai-je procédé ? 1. J'ai d'abord cherché à déterminer les plus petits moyens possible, capables d'impulser une dynamique mettant en œuvre des éléments réalisables immédiatement et par parties. Leur importance ne résidait pas seulement dans leur qualité en tant qu'objet, mais dans les relations que ces éléments parvenaient à établir entre eux et avec le contexte existant et qui dés le début influençaient la configuration du projet global. Pour intensifier et accélérer le processus, j'ai associé, à chaque fois que cela était possible, des opérations privées aux opérations publiques. 2. J'ai tenté de déterminer les nouvelles normes en les établissant la plupart du temps sur l'antithèse de celles qui étaient en vigueur. A une politique de préservation et de restriction quantitative immotivée, je substituais une politique de densification sans aucune entrave d'ordre esthétique: liberté de distances d'implantations, de la forme des toits, des matériaux. 3. En l'absence de tout contrôle normatif habituel visant à la préservation du site, un article stipulait que toute nouvelle intervention devait tenir compte de la structure du lieu et donc s'y confronter, mais, vu la difficulté d'interprétation de cette règle essentielle, il fallut recourir à la nomination d'une commission d'experts expressément architectes et de qualité reconnue. Dans le cas présent, en l'absence de spécialistes mieux qualifiés, j'ai été nommé membre unique de la commission, ce qui a déjà permis d'obtenir des résultats d'une efficacité et d'une économie maximales. 4. Ainsi, on a mis en place une stratégie d'expérimentation qui permet dans chaque cas de contrôler la norme établie à travers le projet. Dans le cas où le projet contredit la norme, s'il apparaît que le projet atteint mieux les objectifs architecturaux que la norme, on change la norme et pas le projet, ce qui s'est déjà produit deux fois pour mes propres deux premiers projets.

• Un jury «ouvert» pour garantir l'objectivité Je parlerai maintenant d'une expérience d'une dimension plus urbaine. Il s'agit de la ville de Salzbourg où un jeune conseiller d'Etat, Voggenhuber, expérimente depuis environ deux ans une stratégie de développement et de contrôle formel de l'espace urbain à travers une commission internationale de cinq architectes que je préside, dont le rôle est consultatif, mais qui de fait a une force décisionnelle et d'amples pouvoirs de choix, de critiques et de propositions. Tous les projets d'une certaine importance sont examinés sur leurs qualités architecturales et urbaines et chaque fois qu'ils ne répondent pas aux critères de qualité requis, on organise des concours de différents types adaptés aux différentes situations. Pratiquement à chaque fois sont invités des architectes internationaux de grande compétence. Les concours qui s'appliquent à des opérations privées sont aussi pris en charge par la ville. Pour garantir le maximum d'objectivité et de démocratie du travail délicat des jurys et pour éviter toute tentative de compromis ou de stratagèmes, les différents représentants des partis politiques, les associations et collectivités locales intéressées, la presse peuvent assister aux séances. Dans cette optique d'ouverture, nous avons même expérimenté récemment, à l'occasion d'un concours particulièrement important, un jury ouvert à la participation directe du public et des concurrents. Cette pratique commence à donner des résultats concrets. Différents projets qualifiés sont déjà réalisés ou en cours de réalisation : le quartier modèle de Ungers avec la participation de Rossi, Krischanitz et d'autres, quelques projets d'équipement d'Holzbauer, Podrecca, le quartier d’habitations des architectes suisses Diener et Schett et la centrale thermique de Consolacio ou l'Ecole patronale de postformation pour les métiers du bâtiment de Alder. Cette vaste opération de promotion de l'architecture par son efficience et son impact immédiat sur la réalité ne peut résoudre à elle seule le problème de la ville actuelle dans toute sa complexité. Toutefois, elle a mis en marche un processus sans précédent de sensibilisation des responsables et de l'opinion du public. A travers cette petite incursion dans mon expérience professionnelle à des niveaux divers, j'ai tenté de vous faire part de la nature de mon engagement disciplinaire et intellectuel, de mes conceptions architecturales, de mes préoccupations dans le moment historique où nous nous trouvons et de la façon dont je cherche à mettre à profit toutes les situations même modestes qui se présentent à moi comme occasions d'approfondir les questions spécifiques à notre discipline avec une particulière attention à tout ce qui touche à la ville où je vois se refléter les problèmes de la condition humaine. A l'intérieur des contraintes inévitables de tout appareil de décision fut-il démocratique, à l'intérieur d'une législation existante, les espaces d'une expérimentation parfois même avancée peuvent s'ouvrir à condition de savoir les cueillir

La responsabilité des enseignants en tant qu'intellectuels Je voudrais maintenant parler d'un autre problème qui me tient beaucoup à cœur : durant mes années d'enseignant à Zurich, j'ai vécu avec beaucoup d'amertume l'expulsion de

l'Ecole d'architecture de son siége prestigieux dans le centre de la ville, bâtiment conçu et réalisé par l'architecte Semper, et ceci pour la déplacer dans un nouveau bâtiment dans la périphérie de Hongg. Cet acte ne fut pas seulement un acte contre l'architecture, mais également un acte contre la ville. Les résistances opposées par le corps enseignant se sont révélées impuissantes. A ce moment s'est toutefois distingué par son esprit critique et par ses batailles passionnées l'historien Paul Hofer, que je reconnais comme maître et ami. Une situation analogue va se répéter à Lausanne après la réalisation de la nouvelle Ecole polytechnique à Ecublens où il est prévu d'insérer, entre autres, le département d'architecture dans la dernière étape. Ce cadre d'opération pose en fait deux questions fondamentales qui touchent aux conditions structurelles de la ville et de l'architecture. L'implantation à la périphérie d'institutions de cette nature et de cette importance vide peu à peu le centre historique de la matière qui en faisait la substance et représentait les contenus essentiels à la vie collective comme lieux de la production culturelle et c'est particulièrement le cas pour l'architecture dont le champ privilégié de recherche est le centre historique. Au problème de la localisation s'ajoute celui de la qualité de l'intervention qui, comme origine physique d'une production culturelle qui l'a elle-même engendrée, devrait tendre vers l'exemplaire. En fait, je ne crois pas que les deux réalisations dont je viens de parler se soient vu attribuer ce genre d'éloge, j'oserais même dire que mon sentiment définitif est qu'elles font partie de celles qui vont contre la ville plutôt qu'en sa faveur. Ceci montre une certaine faiblesse de l'institution. Je ne dis pas cela pour le plaisir de faire de la polémique, mais, comme di-~ sait Diderot: « Tout doit être examiné, tout doit être fouillé sans exception et sans précaution » et ce principe à la base d'une réflexion critique menée par de nombreux universitaires tant européens qu'américains, qui se font les héritiers des grands philosophes illuministes, me semble dans ma nouvelle veste de membre de cette prestigieuse institution d'une grande actualité. Le docteur Théodore Roszak, historien de Princeton, dans un article sur la « Délinquance académique » disait: «Les philosophes ont laissé en héritage un idéal qui contient un caractère beaucoup plus fort que celui offert par les traditions, I'université comme service public et de la culture pure. Il S'agit d'un idéal qui fait une synthèse de ces deux traditions apparemment inconciliables. C'est le concept de citoyenneté entendu non seulement comme état juridique, mais comme vocation morale. »

La responsabilité sociale de l'intellectuel est proprement dans le fait que les professions académiques ne se sont pas battues pour que l'intellect devienne une dimension du citoyen. « Jusqu'à ce que notre vie politique conserve ce caractère, les académiciens, humanistes, hommes de sciences, spécialistes ou éclectiques, techniciens ou vrais chercheurs n'auront pas de quoi se sentir bien fiers, Ils pourront continuer de cultiver avec un art raffiné et un goût exquis leurs jardins luxuriants de connaissance et de théorie, mais sur ces jardins et sur tout le monde qui les entoure planeront les ombres menaçantes et répugnantes du pouvoir mal dirigé et de l’extinction thermonucléaire. » « Toutes conceptions de l'intellect qui conduisent à ignorer ce fait sont en fin de compte futiles et viles. » Max Frisch dans le discours de son 75e anniversaire partant de la faillite de l'illuminisme auquel il se rattache disait : « Une science privée de raison morale et par conséquent une recherche scientifique dont personne n'assume les résultats signifie la perversion de l'illuminisme qui devait nous rendre majeurs. Aujourd'hui l'illuminisme est une révolte contre la foi aveugle en la technologie qui rend l'homme primitif et qui le conduit à l'impuissance vis-à-vis de la technologie. » A la fin de l'illuminisme il n'y a pas comme l'espéraient Kant et tous les il luministes l'homme majeur, mais le Veau d'or. « Je me sens solidaire de tous ceux qui partout dans le monde et même ici pratiquent la résistance. Résistance aussi contre une légalité entendue comme stratagème, opposition dont le but est l'affirmation de l'esprit de l'illuminisme avant qu'il ne soit trop tard: non comme répétition de l'histoire mais à travers des expériences historiques tendues vers des tentatives de personnes majeures pour vivre ensemble. » « Je crains que sans une ouverture vers la raison morale qui peut seule venir de la résistance, il n'y ait pas de prochain siècle. Un appel à l'espoir est un appel à la résistance. » Dans ce sens, mon souhait serait que le département d'architecture en tant que science humaine à l'intérieur d'une école polytechnique puisse assumer un rôle stimulant pour un réveil de la conscience morale à l'intérieur du corps académique tout entier. Comme conclusion, en hommage à un grand intellectuel de mon pays, I'historien Virgilio Gilardoni, qui a été dès mon enfance un guide moral et intellectuel, je vous lis une note poétique qu'il m'a personnellement dédiée:

APHORISME Luigi SNOZZI 1973-1975 APHORISMES

1. Ne fuis pas tes responsabilités: occupe-toi de la forme; c’est en elle que tu retrouveras l'homme. 2. Quand je pense homme, je pense exploité. 3. Avec l'architecture, tu ne feras pas la révolution ; mais la révolution ne suffit pas pour faire l'architecture: I'homme a besoin des deux. 4. L'architecture naît des besoins réels, mais elle les dépasse ; si tu veux la découvrir, regarde les ruines. 5. L'aqueduc vit dès qu'il a cessé d'amener l'eau. 6. Rien n'est à inventer, tout est à réinventer. 7. Le projet, avant d'être instrument de transformation, est instrument de connaissance. 3. L'architecture est le "vide", c'est à toi de le définir. 9. La variété est le prélude à la monotonie, si tu veux l'éviter répète ton élément. 10. La nature ne supporte que la vérité, mais je crois que Loos l'a déjà dit. 11. Un véritable pré s'étend jusqu'au centre de la terre. 12. Toute intervention présuppose une destruction, ne détruis pas sans conscience ! 13. Naguère toute colonisation humaine était une carte géologique. 14. Quand tu projettes un sentier, une étable, une maison, un quartier: pense à la ville. 15. Grâce au labeur des hommes la ville contient le feu des volcans, le sable du désert, la jungle et la steppe, la flore et la faune... Ia nature toute entière! 16. L alpiniste est heureux parmi les montagnes, il sait qu’au-delà de l'horizon il y a la ville! Le matelot est heureux au milieu de la mer, parce qu’il sait qu'au-delà de l'horizon il y a la ville! 17. L architecture se mesure avec l’oeil et le pas..., le mètre : au géomètre. 18. - Un bâtiment commence toujours par ses fondations. 19. – Cherches-tu la flexibilité ? Bâtis toujours tes murs avec la pierre ! 20. Quand les feux rouges auront disparu de nos villes, tu seras près de la solution. 21. Quel gaspillage d'énergie, quelle dépense pour aérer, chauffer, éclairer... Iorsqu'il suffit d'une fenêtre ! 22. Quand tu projettes une rue ou un parking, penses-y: au volant il y a toujours un homme! 23. ...mais par dessus tout: la lumière !

24. Le jour où les diplômés d'une Ecole d'Architecture ne pourront plus servir dans les bureaux, I'Ecole aura fait un grand pas en avant.