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Jan 1, 2014 - Add to my favourites. content .... Please enter a valid email address. Approval was a Success ... Recipient's email address: Subject: Send
Poids et mesures des valeurs existentielles chez les protagonistes de Manon Lescaut de Prévost Robert Yennah University of Ghana, Accra Abstract This paper seeks to establish that weighing, measuring and calculating – gestures associated with the physical – are present in the conceptual world of Prévost. The protagonists of Manon Lescaut have a system of calibration by which they weigh, measure and even calculate their actions: Des Grieux for love, and Manon for pleasure. A study of the “Author’s note” and the profession of faith of the protagonists enables us to identify the basic elements in the scale of values for the construction of instruments by which Des Grieux and Manon weigh and gauge their actions in relation to a standard measure: happiness. We find that for Prévost, this human, fundamental and universal value consists in the moral order of the soul; for Des Grieux, it is love, conceived as a state of mind, in his relation with Manon, which is intellectually reassuring; while for Manon, it is pleasure, accessible by the flesh. If, in the physical world, weights and measures against a standard are used to elicit specific information for taking the most relevant and useful decisions on certain realities, the same goes for the social concepts studied in this paper, for which Des Grieux and Manon, interestingly, have their own scales of value and calibration system. Key words : happiness ; moral order ; love ; pleasure ; standard ; weight Mots clés : bonheur ; ordre moral ; amour ; plaisir ; étalon ; poids French Studies in Southern Africa No. 44 (2014): 199–222

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« Tout est réductible au calcul ; il s’étend jusqu’aux choses purement morales », affirme J-F. Melon, économiste français dont l’inspiration, d’après Meyssonnier (1989 : 66), venait de William Petty. Ce mot « tout » concerne aussi bien « l’idée du bonheur » (Mauzi 1990), que l’intérêt personnel ou « selfinterest », étudié par Krailsheimer (1962) sur une période depuis Descartes jusqu’à La Bruyère, et plus récemment par Pierre Force (2003, 2006), sur la période avant Adam Smith et depuis ce dernier jusqu’à Jean-Baptiste Say. Que ce soit pour son bonheur ou son intérêt personnel, l’homme procède par « calcul » afin de réaliser pour lui-même un certain état de bien-être. Le principe de calcul comme procédé vers la réalisation du bonheur ou de l’intérêt personnel, a également fait l’objet d’une étude (voir Yennah 2008) qui trouve dans la formation ou la culture de l’homme les principes de base des mathématiques : addition de valeurs positives, soustraction d’éléments négatifs, division entre les bons et les mauvais et multiplication des plus utiles à l’épanouissement de l’individu. Au-delà de cette culture, le jugement de l’homme aussi comporte du calcul, de la pondération, au sens même où pour décider s’il faut donner ou pas de l’argent à Des Grieux, Tiberge « demeura quelque temps suspendu, avec l’air d’une personne qui balance » (Prévost 1967 : 72). Le poids à mesurer dans une telle situation, se réduit aux diverses variables ou aux différents éléments pesés, qui permettent à l’intéressé de se déterminer en faveur ou contre un acte à poser. Il en est beaucoup question dans l’Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut1 de l’Abbé Prévost. Ceci nous a amené à étudier dans cette aventure des deux amants les poids et mesures de l’ordre moral qui y est établi par l’auteur, ainsi que de l’amour et du plaisir vécus par les protagonistes à la lumière de l’universel étalon « bonheur ». Le terme « étalon » s’emploie ici dans le même sens que chez Barrère-Maurrisson, 1

Les renvois à cet ouvrage seront indiqués par ML.

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qui a étudié la « dimension du travail réalisé dans la famille » et s’est interrogée sur la manière dont elle a « été évaluée, en référence à quelle mesure étalon, et pourquoi ? » (BarrèreMaussisson 2012 : 2). En effet, Prévost énonce clairement, dans l’ « Avis de l’auteur », l’objectif principal de son roman : « la force des passions » et les « faiblesses de la nature ». Il a réussi, à merveille, son pari. Moins explicite, sauf pour la démonstration qu’il en fait, est la subjectivité des conditions du bonheur et des différentes perspectives qu’adoptent les protagonistes pour en jouir. Prévost lui-même joue le jeu, car il érige un ordre moral qui oppose « ordre » aux « désordres » de la vie morale chez Des Grieux et Manon. Des Grieux, lui, élit l’amour comme valeur supérieure à peser contre toute autre chose, potentiellement haïssable ou inconséquente face à cet amour. Sa perspective est plus intellectuelle, pendant qu’il cherche un état d’esprit rassurant dans sa relation amoureuse. Quant à Manon, logée à l’enseigne du corps, son étalon comporte, à l’échelle supérieure, le plaisir, quelque chose de « sensible au corps » et, au plus bas, la peine. Ainsi, les personnages, pris dans le tourbillon soulevé par la confrontation entre la force des passions et celle des faiblesses de la nature, sont ballottés entre les deux extrémités. Ils se demandent à tout moment quel geste, quelle action est susceptible de les placer le plus convenablement sur l’échelle des valeurs qu’ils choisissent, pendant qu’ils réunissent les éléments les plus favorables à leur bonheur. L’originalité de cette étude réside dans l’analyse critique et approfondie des propos des protagonistes de Prévost afin de traduire, par des graphiques et des chiffres, les qualités de leurs expériences, aventures et rapports sentimentaux, exprimés par le verbe, en éléments qu’ils pèsent, mesurent et calculent euxFrench Studies in Southern Africa No. 44 (2014): 199–222

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mêmes selon le principe du « tout est réductible au calcul » de Melon. Alors que ce procédé d’interprétation correspond aux propos des protagonistes qui cherchent à appréhender et à justifier leurs dispositions, et surtout à prendre les décisions les mieux adaptées à leur propre idée ou philosophie du bonheur, le lecteur aussi en profite pour mieux comprendre chacune de leur prise de position. Après un examen de la pensée de Prévost dans l’ « Avis de l’auteur » et à la lumière du principe des poids et mesures, nous appliquons le même principe à l’étalon retenu par Des Grieux et à celui qui dicte l’action de Manon. Avis de l’auteur : poids et mesures dans la pensée de Prévost Comme l’appréciation de la valeur des choses se fait en termes de qualité, décrite par des mots, ou de quantité, par des chiffres, Prévost, d’entrée de jeu, évoque ces deux éléments d’appréciation dans son « Avis de l’auteur » qui présente un tableau très contrasté de la nature de l’homme. L’auteur signale chez son protagoniste « les qualités dont se forme le plus brillant mérite » (ML, 29) ; un protagoniste dont l’expérience désastreuse servira d’exemple « à quantité de personnes dans l’exercice de la vertu » (ML, 31). Autrement dit, les qualités humaines, voire morales, ne manquent pas, d’emblée, chez l’homme – ce que ne contredit pas la profession de foi de Rousseau relative à la bonté de l’homme et au pouvoir corrupteur de la société. Les situations particulières et éprouvantes de Des Grieux et de Manon feront donc ressortir leurs vraies « qualités » (forces et faiblesses), descriptibles sur une échelle de valeurs, pour servir de leçons à une certaine « quantité » de lecteurs. Ceux-ci, ainsi instruits, se constitueront un savoir qui leur éviterait les mêmes ennuis, selon la thèse de Prévost.

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Aux échelons supérieurs des échelles de valeurs chez l’être humain, d’après Prévost, se trouvent force, bonheur, vertus et idées de perfection, alors qu’aux échelons inférieurs se situent faiblesse, malheur, vices et médiocrité. Ensemble, ces contradictions constituent le cadre dans lequel évoluent Des Grieux et Manon. Alors que les quatre premières valeurs sont élevées, les quatre dernières sont basses, et entre les deux séries les personnages se balancent. Logée au niveau de ce que Prévost appelle de « hautes spéculations » (ML, 30), ou située dans « les régions célestes », selon Rousseau (1964 : 6), l’idée d’une bonne action, ou d’une vertu quelconque, correspond à une valeur supérieure vers laquelle s’élève, par « inclination » (Ibid.) et par « le penchant du cœur » (ML, 31), l’action humaine qui, malheureusement, « tombe si facilement » (ML, 30). Entre les profondeurs de cette chute et les hauteurs de l’élan de la vertu se trouvent des niveaux d’action qui supposent un étalonnage, permettant de mesurer quantitativement la valeur des gestes initialement conçus et décrits qualitativement. Ainsi, chaque fait, chaque acte posé par les protagonistes trouve sa place sur l’échelle des valeurs et apporte « un degré de lumière » (ML, 31) et d’instruction en fonction de sa qualité et du niveau où il se situe sur cette échelle. Ainsi, même les aventures et expériences de Manon et de Des Grieux sont à évaluer en termes de degré de lumière ou d’instruction qu’elles apportent aux lecteurs : un savoir qui est censé suppléer l’expérience. Comme on n’a pas besoin de mourir pour savoir ce que c’est que la mort, Prévost estime que la mise en situation des protagonistes lui permettrait d’attribuer à chaque fait et à chaque aventure un degré d’instruction et une valeur morale que le lecteur reconnaitra et évaluera en conséquence. Cette valeur serait d’autant plus importante pour le lecteur que l’expérience des protagonistes s’avèrerait pertinente à sa propre French Studies in Southern Africa No. 44 (2014): 199–222

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situation. Prévost fait ainsi l’économie de l’expérience, et ce, au profit de ses lecteurs. De ce point de vue, le mérite de la pensée philosophique de Prévost est de supposer la possibilité de mesurer la pesanteur de la nature et de l’action humaines qui, spirituelles et intellectuelles, entrainent l’homme vers des hauteurs de perfection et de noblesse mais, mondaines et charnelles, le font retomber vers une existence sans lustre qui ne manifeste rien d’illustre. À ce propos, Prévost pose la grande question : « Comment arrive-t-il donc qu’on tombe facilement de ces hautes spéculations, et qu’on se trouve sitôt au niveau du plus commun des hommes ? » (ML, 30). En effet, le problème se pose à partir de la contradiction entre le caractère des préceptes et hautes spéculations, d’un côté, et les circonstances des mœurs et actions, de l’autre. Quel caractère et quelles circonstances, dira-t-on ? En réponse, Prévost estime, à juste titre, que les préceptes sont « vagues et généraux », d’application générale et sans engagement particulier de la part de l’individu, sauf pour ce qui est, éventuellement, de leur compréhension et de leur recevabilité. Au contraire, les mœurs et actions sont relatives à des circonstances précises, descriptibles dans leurs spécificités, et se jouent donc au niveau de l’application particulière et concrète des préceptes. Ainsi, il existe une faille entre l’idée et l’acte particulier soumis à des préceptes vagues et généraux auxquels l’individu qui pose l’acte se soustrait assez facilement, sous le dictat d’autres considérations qui le touchent de plus près, telle que la sensibilité soudainement éveillée de Des Grieux. Le passage de l’idée à l’acte n’est donc pas sans accroc, et comporte plutôt un chiasme, un hiatus et parfois même une contradiction. Comment faire ressentir ce constat, cette vérité qui frappe « quantité de personnes dans l’exercice de la vertu » (ML, 31) ? Précise Prévost : « mettons la chose dans un exemple » (ML, 30),

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conformément à sa méthode d’instruction. L’auteur offre donc au public « un exemple terrible de la force des passions » (ML, 29) et des « faiblesses de la nature » (ML, 30) ; un exemple précis, le cas de Des Grieux, pour illustrer un constat général et une réalité universelle vécue à différents degrés. Au lecteur de juger à quel degré se situe cette peinture d’ un jeune homme aveugle, qui refuse d’être heureux, pour se précipiter volontairement dans les dernières infortunes ; qui avec toutes les qualités dont se forme le plus brillant mérite, préfère, par choix, une vie obscure et vagabonde, à tous les avantages de la fortune et de la nature ; qui prévoit ses malheurs, sans vouloir les éviter. (ML, 29)

Une force plus puissante l’entraine et s’impose à sa volonté : la force des passions, qui fait si bien que la volonté se tait et devient complice. D’où l’insistance de Prévost sur la part de la volonté dans le comportement de Des Grieux. Comme pour confirmer le dicton « vouloir c’est pouvoir », Des Grieux agit « volontairement », « par choix » « sans vouloir éviter » ses malheurs qu’il prévoit ; car s’il en avait la volonté, il éviterait ses « infortunes » et ses « malheurs ». En effet, comme un Everyman, Des Grieux a le brillant mérite de reconnaître la vertu, mais la pratiquer, l’exercer, dans des circonstances données, est un geste qui ne suit pas le principe acquis. Il est évident que sa capacité à se comporter autrement qu’il ne le fait n’est pas mise en cause, d’où le choix lexical judicieux de l’auteur : « sans vouloir éviter » au lieu de « sans pouvoir éviter » ses malheurs. Le rapprochement entre « le peuple qui s’asservit, […] quitte la franchise et prend le joug, qui consent à son mal, ou plutôt le pourchasse » (La Boétie 1983 : 136) et le comportement de Des Grieux est on ne peut plus fort. Il suffit, dans la déclaration de La Boétie, de remplacer « le peuple » par « Des Grieux ». Celui-ci, à la croisée des chemins entre les désordres des « penchants du cœur » (ML, 31) et les « hautes spéculations » (ML, 30) de la vertu, interpelle ces French Studies in Southern Africa No. 44 (2014): 199–222

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dernières à suspendre leur envol ; ce qui semble présager, en quelque sorte, le fameux vers de Lamartine en 1820 : « O temps suspends ton vol » (Lamartine 1981 : 65). Les préoccupations du cœur et de l’esprit, de la chaire et de l’âme sont tellement différentes et parfois si contradictoires que la cohérence entre pensée/idée et action ne peut que rarement se garantir chez l’homme. L’ambition de Prévost est donc de nous en convaincre à travers Manon Lescaut. Ce faisant, l’auteur pose aussi le problème de l’inaction : cette « léthargie » d’après Voltaire (1960 : 219) à partir de laquelle l’homme est porté à s’élever et à monter l’échelle des valeurs humaines, réduites à des « convulsions » (Ibid.). Convulsions d’amour chez Des Grieux, de plaisir chez Manon, alors que Prévost prône l'ordre. Cet élan, par rapport à ces valeurs à atteindre, n’a qu’à « être ajusté aux circonstances où l’on se trouve » (ML, 31), comme le précise Prévost. En matière d’ordre/de vertu, surtout, quels ajustements ou calculs peut-on faire ? Il se pose des difficultés : On craint de devenir dupe en voulant être bienfaisant et libéral ; de passer pour faible en paraissant trop tendre et trop sensible ; en un mot, d’excéder ou de ne pas remplir assez des devoirs qui sont renfermés d’une manière trop obscure dans les notions générales d’humanité et de douceur. (ML, 31)

Ceci suppose l’existence d’une échelle virtuelle mais bien étalonnée par rapport à l’action humaine. Il s’impose donc le principe des niveaux d’action entre l’action basse et l’action haute et noble. Le jugement est l’instrument permettant d’intervenir sur cette échelle, et le calcul en est la méthode. Si la constante est constituée par les principes acquis, les variables sont les « cent difficultés » (ML, 31) qui se posent, les mille et une circonstances diverses où l’on peut se trouver, en train de chercher judicieusement son « objet » (Ibid.) ; objet, qui pour Des

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Grieux, n’est rien d’autre que Manon, ou le désir, voire la passion, de filer un parfait amour avec elle. En effet, puisque la théorie de la force des passions et de la faiblesse de la nature chez l’homme, pour Prévost, ne saurait convaincre, et que l’expérience pour s’en convaincre n’est ni à la portée de tous, ni absolument nécessaire, il reste l’exemple, qui fait écho de la réalité et de l’expérience vécue. Les personnages et l’action dans Manon Lescaut constituent cet exemple. L’expérience que ces personnages sont en train de vivre ne leur apprend pas grand-chose, puisque dans la chaleur de l’action, ils ne peuvent guère réfléchir à tête reposée ou le font à tort et à travers. Par contre, l’expérience vécue, telle que Prévost nous la présente après les faits, est perçue avec du recul et constitue un savoir, un matériau d’analyse aboutissant à un jugement plus sain, plus rationnel du lecteur. Cette démonstration, comme celle présentée par Voltaire dans sa petite histoire Memnon ou la sagesse humaine (1749), vaut plus que toute théorie des passions et des faiblesses humaines. Les aventures de Memnon et de Des Grieux sont propres à faire réfléchir le lecteur sur les actions dictées tantôt par un rationalisme naïf, tantôt par les pulsions du cœur. Le lecteur apprend donc chez Memnon à se méfier de toute volonté de parvenir à la parfaite sagesse à travers une vie réglée et sobre, et chez Des Grieux à ne pas sacrifier les fruits certains de la raison à un amour douteux. D’ailleurs, le lecteur voit clairement toutes les embûches dans les aventures de Des Grieux, véritable labyrinthe (voir Sgard 1997) de souvenirs d’expériences passées qui pourtant se présentent comme un spectacle présent dont le lecteur peut encore profiter. L’espoir de Prévost, qui consiste à « rendre un service considérable au public » à savoir, « l’instruire en l’amusant » (ML, 30), réside donc dans cette réflexion. Il est favorable à une telle instruction (à bon entendeur salut), à un tel savoir contre French Studies in Southern Africa No. 44 (2014): 199–222

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l’expérience douloureuse et désastreuse. Ce « traité de moral, réduit agréablement en exercice » (ML, 31), en démonstration, nous permet de faire l’économie de l’expérience personnelle, en profitant de celle d’autrui, fussent-ils des personnages comme Des Grieux, Manon, ou des êtres en chairs et en os autour de nous, et dont le comportement reflète la force des passions et la faiblesse de la nature, et constitue ainsi un exemple à suivre ou à éviter. Nous chercherons donc ci-dessous, à renchérir sur cet exemple que donne Prévost, en étudiant de près les propos des protagonistes pour y dégager tous les éléments qualitatifs et quantitatifs qui relèvent des échelles de valeurs évoquées par Prévost dans son « Avis de l’auteur ». L’interprétation ou l’illustration du sens des propos de Des Grieux et de Manon sera graphique et chiffrée. Le principe des poids et mesures ou l’étalon Des Grieux Des Grieux passe pour un nouveau Memnon2 en empruntant le langage et la sagesse ô combien volatile de ce dernier dont le plan de parfaite sagesse consiste à « être sans passion », « toujours sobre » en matière de bonne chère et de vin, et « modéré » (Voltaire 1960 : 81) en termes de désir de fortune. Cette sagesse de chambre, dont Memnon se félicite, par opposition à la sagesse en situation, trouve curieusement un double écho chez Des 2

Cf. Voltaire (1960 : 81-82) « Memnon conçut un jour le projet insensé d’être parfaitement sage. […] Memnon se dit à lui-même : ‘Pour être très sage, et par conséquent très heureux, il n’y a qu’à être sans passions ; rien n’est plus aisé comme on le sait. Premièrement, je n’aimerai jamais de femme ; […] En second lieu je serai toujours sobre ; […] Ensuite, se disait Memnon, il faut penser un peu à ma fortune ; mes désirs sont modérés ; mon bien est solidement placé’. Ayant fait ainsi son petit plan de sagesse dans sa chambre, Memnon mit la tête à la fenêtre […] »

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Grieux qui a cherché à se ressaisir et à évoluer vers l’ordre à partir du désordre où il vit, et dont la grande cause est Manon. Caressé par Tiberge dans le sens du poil, Des Grieux eut l’idée de confirmer l’opinion de son ami par rapport à la bonté de son caractère et de ses inclinations : « une forte envie de renoncer comme lui à tous les plaisirs du siècle pour entrer dans l’état ecclésiastique » (ML, 56). Son premier plan de sagesse à la Memnon, se conçoit donc ainsi : Je mènerai une vie sage et chrétienne […] je m’occuperai de l’étude et de la religion, qui ne me permettront point de penser aux dangereux plaisirs de l’amour. Je mépriserai ce que le commun des hommes admire ; et comme je sens assez que mon cœur ne désirera que ce qu’il estime, j’aurai aussi peu d’inquiétudes que de désirs. Je formai là-dessus, d’avance, un système de vie paisible et solitaire. (ML, 56)

C’est ainsi que Des Grieux pèse « la vie sage et chrétienne » contre « tous les plaisirs du siècle » et « les dangereux plaisirs de l’amour » et choisit, en connaissance de cause, l’option la plus avantageuse, la plus pesante en termes de valeur, et qui lui garantirait donc une « vie paisible » (ML, 56), conformément à l’étalon de Prévost pour le bonheur (l’ordre). Cependant, après sa rechute, et même dans un moment de folie plutôt que de sagesse, Des Grieux, aux côtés de Manon, déploie ce qui lui reste de sagesse et de raison pour gérer leurs finances. Ce deuxième plan de sagesse touche à la gestion de « soixante mille francs sur dix ans en raison de deux mille écus par an » (ML, 63). Pour Des Grieux, il suffit de prendre le sage engagement de « mener une vie honnête et simple » et surtout de se régler : « Nous nous réglerons ». Il s’agira de régler leurs dépenses sur leur rente de 2.000 écus. Les dépenses seront sagement limitées aux frais généraux, à savoir, l’ « unique dépense » pour « l’entretien d’un carrosse », et bien sûr deux lignes budgétaires seulement, à savoir, opéra : 2 fois par French Studies in Southern Africa No. 44 (2014): 199–222

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semaine ; jeu : pertes limitées à 2 pistoles. Sans comptabiliser des dépenses imprévues, Des Grieux compte plutôt sur des revenues imprévues mais probables suite à l’éventualité du décès de son père âgé, ce qui leur rapporterait de quoi les mettre, dit-t-il, « audessus de toutes nos autres craintes » (ML, 64). Ce petit plan d’économie de Des Grieux correspond tout à fait au « petit plan de sagesse » de Memnon (Voltaire 1960 : 82). Ainsi, après avoir vainement exploité le principe de pondération, le recours à la mesure se présentait comme une autre stratégie sage qui lui permettrait de tailler la robe selon le corps et d’établir une proportionnalité directe, illustrée ci-dessous (Schéma1) entre une période fixe de deux ans et le déboursement de leurs revenus, également fixe mais éventuellement élastique. Entre 2.000 écus de rente et 730,5 jours (2 ans) de dépense, Des Grieux établit une correspondance et procède à un étalonnage mécanique et rigoureux, de sorte que ses propos se traduisent graphiquement comme suit :

Malgré sa passion amoureuse qui entraine le désordre, il reste chez Des Grieux une volonté d’ordre qui lui donne envie de se régler, surtout au niveau de sa situation économique. Aussi avaitil demandé à Manon « quel nouvel ordre elle jugeait à propos de mettre dans [leurs] affaires » (ML, 62). Malheureusement le nouvel ordre de Manon était plus sentimental – enlèvement de

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Des Grieux du séminaire pour qu’ils se retrouvent « dans un lieu plus sûr » (ML, 62) – qu’économique ; d’où l’initiative de Des Grieux ci-dessus qui établit une correspondance exacte et bien étalonnée entre revenus, dépenses et une période fixe. Rendre visible, par ce graphique, la logique et la sagesse de Des Grieux, est un moyen de faire voir dans quelle mesure l’amant de Manon a bien voulu calculer son action et orchestrer, régler ou ordonner sa vie. Cependant, vouloir n’est pas toujours pouvoir. Des Grieux reste soumis à l’extrême force des passions, aux grandes faiblesses de la nature humaine et même aux vicissitudes des réalités de la vie et surtout de l’esprit humain. Si l’humanité a su « s’élever au-dessus de lui-même ; s’élancer par l’esprit » (Rousseau 1992 : 30) vers la conquête de l’univers et la connaissance de sa propre nature, Des Grieux a su faire de même, mais par abnégation, vers la conquête d’un amour idéal et presque idyllique. Cet homme d’esprit (voir Schéma 2 cidessous), pense et sent que l’amour, qu’il soit affectivité ou sexualité, est le plus grand bien, la véritable source de bonheur. Sa conception du bonheur correspond à un étalon qui réunit amour et haine, séparés par plusieurs degrés de bonheur ou de haine. À propos de « degrés », le lecteur se rappellera aisément la naïve conception du bonheur dont Voltaire se moque chez Candide.3 Alors que celui-ci avait étalonné le bonheur en quatre degrés, Des Grieux, plus avisé, conçoit en plusieurs degrés cet étalon-bonheur, dont la plus grande valeur est l’amour, la haine étant la moindre. Entre les deux, il se trouve ballotté en fonction du comportement de son amante, Manon. Aussi affirme-t-il : 3

En fonction de ses circonstances sociales, de la philosophie panglossienne/leibnizienne, de la beauté de Cunégonde et de l’amour naissant dans son cœur, Candide « concluait qu’après le bonheur d’être né baron de Thunder-ten-tronckh, le second degré de bonheur était d’être mademoiselle Cunégonde ; le troisième, de la voir tous les jours ; et le quatrième, d’entendre maître Pangloss » (Voltaire 1960 : 138). French Studies in Southern Africa No. 44 (2014): 199–222

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« tous mes sentiments n’étaient qu’une alternative perpétuelle de haine et d’amour » (ML, 54), ce que nous traduisons et représentons justement dans ce schéma, qui montre également la représentation des degrés de bonheur entre lesquels on flotte ou glisse alternativement et perpétuellement sans s’arrêter nécessairement à aucun degré exact :

Cette démarche qui consiste à chiffrer (en degrés et pourcentages) le bonheur, l’ordre, l’amour et le plaisir, n’est pas nouvelle, car les notions ou qualités sont convertibles en valeurs quantifiées surtout dans le cadre des enquêtes et évaluations : Excellent=4, Bon=3, Moyen=2, Faible=1 ; ou bien : Excellent=4, Très Bien=3, Bien=2, Passable=1. L’exemple de Candide qui étalonne la notion de bonheur, justifie chez Des Grieux (moins naïf) l’étalonnage du sentiment intermédiaire entre amour et haine pour aboutir à de multiples nuances ou degrés entre les deux extrémités. Alors que Des Grieux se situe dans la perspective de l’esprit, Manon, elle, s’intéresse aux nuances ou degrés entre plaisir et peine, sensibles au corps. Aussi Stewart (2010 : 95) affirme-t-il à juste titre « À la noblesse de Des

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Grieux, qui fait évidemment contraste avec la roture de Manon, correspond de ‘nobles’ sentiments », c’est-à-dire l’amour par opposition au plaisir, pour lequel Manon a un engouement presque maladif. En effet, l’état de bonheur étant subjectif, Tiberge a une conception du bonheur plus proche de celle de Prévost ; un bonheur étalonné entre deux extrémités opposées : ordre moral et désordres. Quant à Des Grieux, son expérience et son entendement du bonheur parfait, réductible à l’amour parfait à 100%4, l’amène à peser toute chose contre cette valeur supérieure et suprême. S’adressant à Manon venue le retrouver au séminaire, il dit : Tout ce qu’on dit de la liberté à Saint-Sulpice est une chimère. Je vais perdre ma fortune et ma réputation pour toi, je le prévois bien ; je lis ma destinée dans tes beaux yeux ; mais de quelles pertes ne serai-je pas consolé par ton amour ! Les faveurs de la fortune ne me touchent point ; la gloire me paraît une fumée ; tous mes projets de vie ecclésiastique étaient de folles imaginations ; enfin tous les biens différents de ceux que j’espère avec toi sont des biens méprisables, puisqu’ils ne sauraient tenir un moment, dans mon cœur, contre un seul de tes regards. (ML, 95)

Constatons que Des Grieux met tout (liberté, réputation, gloire, vie ecclésiastique, fortune et biens matériels) en balance contre l’amour de Manon. Cet exercice ponctuel de pondération, rappelons-le, se fait dans le cœur de Des Grieux et sur une échelle qui lui est propre : amour-haine. Ailleurs, il renchérit non seulement sur la subjectivité et le caractère circonstanciel de ses 4

L’idée du 100% décomposé en degrés de bonheur, d’ordre (Prévost), d’amour (Des Grieux) et de plaisir (Manon), est empruntée à Memnon qui conçoit l’état dit « parfaitement sage », donc une sagesse à 100% (échelle de sagesse) réalisable à différents degrés (entre 0 et 100%). Sans chercher à compter les qualités, on situe celles-ci (grâce aux pourcentages et degrés) les unes par rapport aux autres, afin d’en dégager la portée relative que les chiffres permettent d’établir plus clairement dans le Schéma 2. French Studies in Southern Africa No. 44 (2014): 199–222

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prises de position dictées par l’amour, mais aussi sur le fait qu’il est question de sentiment et non pas de raison : « pour moi » affirme-il, « je sentis, dans ce moment, que j’aurais sacrifié pour Manon tous les évêchés du monde chrétien » (ML, 62). Cependant, Des Grieux sait passer du mode de pondération, sur la base de sa sensibilité, à un mode plus rationnel et fort frappant. Engagé dans une joute d’esprit avec son ami Tiberge, il se positionne sur l’arène du rationalisme pour donner une réplique effrayante à ce dernier, en lui disant dans un premier temps : « Tiberge, qu’il vous est aisé de vaincre, lorsqu’on n’oppose rien à vos armes ! Laissez-moi raisonner à mon tour » (ML, 95). Par la suite, il démontre, en sophiste et en libertin, selon Tiberge, que sur la balance de la raison pure, le bonheur de la vertu, ainsi que le bonheur de « vivre heureux et tranquille auprès de Manon », ont exactement le même prix à payer, qui est un chemin mêlé de peines, de douleurs, de malheurs, de traverses, d’inquiétudes. Au bout de ce chemin, ceux qui poursuivent l’un ou l’autre de ces deux types de bonheur trouvent un « terme heureux » : le paradis du ciel pour l’un et le paradis de l’amour sur terre pour l’autre. La foi religieuse, ne permet-elle pas de dire qu’ « un moment » passé au paradis vaut « tous les chagrins » essuyés pour y arriver ? Des Grieux persiste et signe, en affirmant que ce moment est celui passé avec Manon. La pondération ne s’arrête pourtant pas là. Des Grieux conclut avec un tableau de comparaison qui pèse les deux types de bonheur. Alors que le bonheur vanté par Tiberge est éloigné, de nature inconnue et n’est fondé que sur la foi, celui exposé par Des Grieux est proche, de nature connue, avec l’expérience concrète comme assiette et par conséquent l’emporte sur l’autre en termes de poids et de valeur. Si la laideur physique de Cunégonde a fait reculer Candide de « trois pas, saisi d’horreur » (Voltaire 1960 : 217), la laideur spirituelle ou morale du raisonnement de Des Grieux a

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« effrayé » Tiberge qui « recula de deux pas » (ML, 96), comme saisi de la même « horreur » éprouvée par Candide. Cela n’empêche pas le sophiste de conclure définitivement par un argument favorable à la nature humaine et aux dispositions de Manon : « De la manière dont nous sommes faits, il est certain que notre félicité consiste dans le plaisir […] ; or le cœur n’a pas besoin de se consulter longtemps pour sentir que, de tous les plaisirs, les plus doux sont ceux de l’amour » (ML, 97). C’est ainsi que d’une position d’homme d’esprit (voir Schéma 2) qui tend parfois vers le principe d’ « ordre » établi chez Prévost, Des Grieux descend vers le désordre sur l’étalon Prévost, et s’éloigne ainsi des valeurs supérieures de l’âme pour dériver et monter vers celles du corps marquées sur l’étalon Manon, qui a le plaisir comme point culminant. Le principe des poids et mesures ou l’étalon Manon Manon, d’entrée de jeu, nous est présentée par Des Grieux comme une jeune fille d’une extrême beauté que ses parents envoyaient au couvent « malgré elle […] pour arrêter sans doute son penchant au plaisir, qui s’était déjà déclaré » (ML, 40). Le plaisir est une fin pour elle, et l’argent le moyen d’y arriver : « c’était du plaisir et des passe-temps qu’il lui fallait. Elle n’eût jamais voulu toucher un sou, si l’on pouvait se divertir sans qu’il en coûte », car sur le chapitre « des amusements de son goût […] c’était une chose si nécessaire pour elle, d’être ainsi occupée par le plaisir, qu’il n’y avait pas le moindre fonds à faire, sans cela, sur son humeur et sur ses inclinations » (ML, 73). Cependant, une fois l’argent en main, elle s’avère tellement dépensière, toujours au nom du plaisir et du luxe, qu’elle se débauche5 pour 5

C’est ainsi que Jean-Jacques Rousseau (1964 : 21) est convaincu que « la dissolution des mœurs [est une] suite nécessaire du luxe ». French Studies in Southern Africa No. 44 (2014): 199–222

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en avoir davantage auprès de quiconque tomberait dans ses « filets ». Elle va en guerre, ou plutôt, elle s’en va à la pêche de tout homme capable de payer prodigieusement : « Malheur à qui va tomber dans mes filets » (ML, 78), s’écrie-t-elle, lorsqu’il fallait s’expliquer avec son amant pour le convaincre de la nécessité de son infidélité. Ces filets qu’elle vante ne sont rien d’autre que les calculs qu’elle fait et les proportions plutôt compliquées qu’elle établit, d’un côté, entre la valeur de ses attraits physiques et les faveurs qu’elle accorde, et, de l’autre, la richesse ainsi que l’âge du bénéficier. En attendant, avant qu’elle ne se tourne ainsi vers un amant autre que Des Grieux, celui-ci « lui avait laissé la disposition de [leur] bourse » (ML, 45) et en un clin d’œil les « fonds étaient extrêmement altérés » et n’étaient plus, comme le pensait l’amant, « inépuisable[s] » (ML, 45). En jeune fille pratique, Manon n’avait pas à attendre que la bourse soit vide, car avide des plaisirs de table et d’ « ajustements d’un prix considérable » (ML, 45), elle a su soutirer ce qu’il fallait de M. de B…., « célèbre fermier général dans le voisinage » (ML, 44). Des Grieux résume comme suit la personnalité de Manon et la relation qu’elle entretient avec lui : « Je connaissais Manon ; […] quelque fidèle et quelque attachée qu’elle fût dans la bonne fortune, il ne fallait pas compter sur elle dans la misère. Elle aimait trop l’abondance et les plaisirs pour me les sacrifier » (ML, 66). Ce portrait que nous venons de brosser d’une Manon « passionnée pour le plaisir » (ML, 64) au même degré que Des Grieux pour l’amour, nous amène à étudier ce qu’elle réunit dans sa personne et comment elle pèse tout cela, sur le marché de son existence sociale, contre l’offre des prétendants attirés auprès d’elle.

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En effet, afin de faire un choix averti, Manon met sur la balance la fidélité, d’un côté, et l’infidélité assortie de circonstances atténuantes, telle que l’appréhension de la faim, ou simplement la baisse de son niveau de vie, de l’autre. Au nom de l’amour, Des Grieux regardait la gloire comme « une fumée » (ML, 61), alors que Manon, au nom du plaisir et de la gratification du corps, estime que la fidélité est une sotte vertu. Aussi interroge-t-elle son amant : ne vois-tu pas, ma pauvre chère âme, que, dans l’état où nous sommes réduits, c’est une sotte vertu que la fidélité ? Crois-tu qu’on puisse être bien tendre lorsqu’on manque de pain ? La faim me causerait quelque méprise fatale ; je rendrais quelque jour le dernier soupir, en croyant en pousser un d’amour. (ML, 78)

La conclusion que Manon tire de cette rhétorique, est peu favorable à son penchant naturel. On ne s’affame pas pour une fidélité qui s’avère peu raisonnable, face aux exigences de la nature et du goût personnel. Or, chez Manon, le goût pour le luxe et le plaisir est à la fois une nécessité et une seconde nature. Se passer de la satisfaction de ce goût, c’est perdre l’essentiel : son pain quotidien. Ce pain vaut et pèse plus que la fidélité sur la balance de la vie pratique. D’ailleurs, la peine que ce manque occasionnerait est diamétralement opposée au plaisir ; et entre ces deux éléments sensibles au corps, Manon s’ajuste, bascule, de façon intransigeante, vers les degrés supérieurs où est marqué ce plaisir, le seul bonheur qu’elle connaît. L’observation suivante de Stewart à propos de Manon est on ne peut plus juste : à la différence de Des Grieux, « [i]l lui manque la grandeur d’âme raffinée qui fait abstraction de la nécessité pour vivre d’amour et d’eau fraîche » (Stewart 2010 : 95). Malgré tout cela, Des Grieux prétend que Manon, dans les bras de M. de B…, « n’avait jamais goûté de bonheur avec lui, non French Studies in Southern Africa No. 44 (2014): 199–222

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seulement parce qu’elle n’y trouvait point […] mais parce qu’au milieu même des plaisirs […], elle portait, au fond du cœur, […] le remords de son infidélité » (ML, 61). Il lui plaît donc d’attribuer du remords à Manon, ne serait-ce que pour s’en consoler. Toujours est-il qu’on y voit une infidélité calculée et deux types de plaisirs : celui de la chair et celui du luxe, à une époque qui s’éveille à « la croissance d’une consommation de luxe » et qui marque les « débuts de la société de loisirs » (Poussou 2010 : 173). L’impossibilité pour Manon, d’après Des Grieux, de trouver du vrai plaisir dans les bras d’un vieil homme est malheureusement un passage obligé pour parvenir au plaisir du luxe. Moins un vieux donne du plaisir de la chair, plus il doit en donner pour le luxe. L’infidélité est alors calculée, et l’âge du vieux ainsi que sa richesse comptent dans les pondérations et font monter le prix des faveurs qu’elle accorde. C’est d’ailleurs M. de B… qui lui avait appris la formule mathématique dans une lettre où il précise « que le payement serait proportionné aux faveurs » (ML, 61). Depuis, Manon a su faire sienne la formule, qu’elle applique systématiquement, en commençant tout naturellement par M. de B… lui-même : « Il est vrai » confesse-t-elle, « qu’il m’a baisé plus d’un million de fois les mains, mais il est juste qu’il paie ce plaisir, et ce ne sera point trop que cinq ou six mille francs, en proportionnant le prix à ses richesses et à son âge » (ML, 83). Le schéma ci-dessous traduit clairement ces propos :

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Le plaisir qu’accorde Manon a donc un prix qui est fonction de la richesse (axe vertical) et de l’âge (axe horizontal) du prétendantacheteur que nous illustrons ci-dessus (Schéma 3). Dans ce marché, et au cours du marchandage, elle se laisse persuader en fonction de la valeur de l’offre. Elle signale à Des Grieux comment elle « s’était laissé ébranler par degrés » (ML, 61), par une offre importante de M. de B…. dont la « séduction » (voir Hartmann 1998), cette « passion des Lumières » (voir SaintAmand 1987) passe par l’argent. Ainsi, elle sait monnayer ses faveurs et nous ne faisons que traduire en chiffres ses propos pour les rendre plus éloquents. Pour avoir baisé les mains de Manon « plus d’un million de fois », M. de B…, toutes proportions gardées, devrait payer une facture de 5.000 ou 6.000 francs, selon le tableau des prix de Manon ci-dessus, car Manon situe le poids économique de M. de B… à 100.000 unités de comptes et son âge, dont elle n’était pas sûre, à 50 ou 60 ans. D’après le tableau de Manon, un prétendant qui vaut 40.000 unités de compte et qui est âgé de 35 ans, aurait payé 1.400 seulement pour les mêmes faveurs. Ces faveurs étant la seule constante, (âge et richesse du prétendant étant les variables) le prix à payer par un amoureux est French Studies in Southern Africa No. 44 (2014): 199–222

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directement proportionnel à l’âge de celui-ci. C’est ainsi que la fiction semble s’inspirer d’une certaine réalité sociale. En conclusion, Prévost, avant de mettre en scène ses personnages qui se sont spécialisés dans la pondération des éléments susceptibles d’assurer leur bonheur, est le premier dans le contexte de l’œuvre à mettre le principe d’ordre et de désordre sur la balance pour les peser et en établir les avantages et les inconvénients. Il s’agit aussi des forces de la passion et des faiblesses de la nature contre le principe de vertu. Ainsi, il réduit son « traité de morale » en « exercice » pratiqué, chacun à sa façon, par Des Grieux et Manon pour l’édification du lecteur. Au lieu d’épouser la morale d’ordre, contraire au désordre moral, et de chercher par conséquent un bonheur plus solide, Des Grieux construit son propre étalon du bonheur fondé sur l’amour comme valeur suprême, et Manon le sien, basé sur le plaisir. C’est ainsi que Prévost démontre comment les voies vers le bonheur comme ultime objectif et valeur de l’homme sont nombreuses et à caractère personnel. L’honneur revient au lecteur de décider si les unes valent les autres. Cet exercice permet d’en choisir une, ou certaines, en connaissance de cause. Il existe donc, dans le cadre de Manon Lescaut, quatre étalons du bonheur : le premier, étalonné entre bonheur et malheur, s’avère universel, le deuxième, celui de Prévost, est étalonné entre ordre et désordre, le troisième, entre amour et haine (Des Grieux) et le quatrième, entre plaisir et peine (Manon). Ainsi, selon qu’on se situe dans la perspective de l’âme, de l’esprit ou du corps, il s’établit une synonymie entre ordre, amour et plaisir comme variables dans la formule du bonheur, d’un côté, et de l’autre, dans la formule du malheur, entre désordres, haine et peine. La question fondamentale de Des Grieux reste posée et constitue une matière à réflexion : « l’amour est une passion innocente ; comment s’est-il changé, pour moi, en une source de misères et

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de désordres ? » (ML, 81). Chaque lecteur est appelé à trouver une réponse personnalisée à partir de sa lecture du roman, et surtout à partir du principe des poids et mesures appliqué aux situations particulières et aux actes posés et jaugés par rapport à un étalon universel ou personnel. On appréciera ainsi l’originalité de cette étude qui exploite et interprète les propos des protagonistes de Manon Lescaut et y trouve un rapprochement ou une correspondance entre qualités et quantités. Ouvrages cités Barrère-Maurisson, Marie-Agnès. 2012. « La mesure du travail dans la famille : création, définition et mesure du travail parental ». www.halshs.archives-ouvertes.fr/docs/00/69/44/24/PDF/12024.pdf. Accédé le 23 avril 2013. Force, Pierre. 2003. Self-Interest before Adam Smith : A geneology of Economic Science. Cambridge: Cambridge University Press. ----- 2006. « First Principles in Translation: the Axiom of Self-Interest from Adam Smith to Jean-Baptiste Say ». History of Political Economy, 38 (2) : 319-338. Hartmann, Pierre. 1998. Le Contrat et la Séduction. Essai sur la subjectivité amoureuse dans le roman des Lumières. Paris : Champion. Krailsheimer, A. J. 1962. Studies in Self-Interest: from Descartes to La Bruyère. Oxford : Claredon Press. La Boétie, Etienne de. 1983. Discours de la servitude volontaire. Paris: Flammarion. Lamartine, Alphonse de. 1981. Méditations poétiques. Paris : Gallimard. Mauzi, Robert. 1990. L’idée du bonheur dans la littérature et la pensée françaises au XVIIIe siècle. Genève : Éditions Slatkine. Meyssonnier, Simone. 1989. La Balance et l’horloge – la genèse de la pensée libérale en France au XVIIIe siècle. Montreuil : Éditions de la passion. Poussou, Recteur Jean-Pierre. 2010. « Le développement au XVIIIe siècle, en Angleterre et en France, d’une société de consommation et de loisirs ». In : Luc Fraisse (Dir.). Séries et variations, Études littéraires offertes à Sylvain Menant. Paris : Presses de l’Université de ParisSorbonne. 173-187. Prévost, Antoine-François. 1967. Histoire du chevalier et de Manon Lescaut. Paris: Garnier Flammarion. French Studies in Southern Africa No. 44 (2014): 199–222

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Poids et mesures des valeurs existentielles… Rousseau, Jean-Jacques. 1964. Œuvres complètes III. Paris : Gallimard. ----- 1992. Discours sur les sciences et les arts. Discours sur l’origine de l’inégalité. Paris : Flammarion. Saint-Amand, Pierre. 1987. Séduire, ou, la passion des Lumières. Paris : Méridiens-Klinksieck. Sgard, Jean. 1997. L’Abbé Prévost, Labyrinthes de la mémoire. Paris : PUF. Stewart, Philip. 2010. L’invention du sentiment : roman et économie affective au XVIIIe siècle. Oxford : University of Oxford Press. Voltaire. 1960. Romans et contes. Paris : Garnier Frères. Yennah, Robert. 2008. « Nature, nurture and the mathematics of culture in the light of selected works of Voltaire and Rousseau ». Legon Journal of the Humanities, 29 : 77- 107.

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