Trajectoires de lecteurs de presse satirique

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Institut d'Etudes Politiques de Toulouse. Charlie Hebdo et Le Canard enchaîné : Trajectoires de lecteurs de presse satirique. Mémoire de recherche présenté ...
Institut d’Etudes Politiques de Toulouse

Charlie Hebdo et Le Canard enchaîné : Trajectoires de lecteurs de presse satirique

Mémoire de recherche présenté par M. Etienne Baldit Directeur du mémoire : M. Dominique Marchetti

Année 2011-2012

Institut d’Etudes Politiques de Toulouse

Charlie Hebdo et Le Canard enchaîné : Trajectoires de lecteurs de presse satirique

Mémoire de recherche présenté par M. Etienne Baldit Directeur du mémoire : M. Dominique Marchetti

Année 2011-2012

Remerciements :

Je tiens en premier lieu à remercier mon directeur de mémoire, M. Marchetti, pour sa disponibilité, sa présence, ses remarques et suggestions qui m’ont guidé tout au long de ce travail. Un remerciement particulier va à Jacques, Antoine, Léo et Christian, les quatre lecteurs de mon enquête, qui se sont prêtés de bonne grâce au jeu des entretiens. Ce mémoire est le leur. Je remercie enfin toutes les personnes qui m’ont aidé par leur travail de relecture et leur soutien : Mlle Caroline Piquet, Mlle Juliette Saint-François, Mlle Angèle Salagas et enfin Mme Marie-France Sternhom.

Avertissement : L’IEP n’entend donner aucune approbation, ni improbation dans les mémoires de recherche. Ces opinions doivent être considérées comme propres à leur auteur.

Sommaire

Introduction ………………………………………………………..….…… 1 Première partie : Trajectoires de lecteurs de presse satirique .……… 8 Chapitre I : Une unicité de profils ………………………………..……. 9 Chapitre II : La presse satirique, une lecture rassembleuse ? ……...… 29

Deuxième partie : La presse satirique, une lecture à part ………...… 50 Chapitre I : Les multiples lectures de la presse satirique …………….. 52 Chapitre II : L’ambigüité du rapport au lecteur …………………..….. 71

Conclusion …………………………...…………………………………….. 83 Annexes ……………………………………………………………………... 86 Bibliographie ……..……………………………………………………..… 99 Tables des matières ……..………………….……………………..…….. 101

Introduction

« Il n’est pas question de ricaner mais de rire, il s’agit d’avoir la force de regarder ce que le rire découvre. » Georges Bataille

« Le charme qui combat pour nous, l’œil de Vénus

qui

aveugle

et

fascine

nos

adversaires mêmes, c’est la magie de l’extrême : nous autres, immoralistes, nous sommes les extrêmes... » Friedrich Nietzsche

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La presse satirique française est l’héritière d’une longue et riche tradition, dont les historiens tels que Fabrice Erre font remonter les origines à la Monarchie de juillet. En effet, si des feuilles et journaux satiriques avaient fait leur apparition au cours de la Révolution de 1789 à la suite des pamphlets et feuilles volantes du XVIe siècle, c’est grâce à un contexte politique plus libéral dans les années 1830 et surtout aux lois sur la liberté de la presse de 1881, que la presse satirique française a pu connaître son véritable essor1. A cette époque, des journaux installent définitivement le genre satirique dans le champ journalistique français : La Caricature et Le Charivari sont ainsi unanimement considérés comme les véritables pionniers de la presse satirique française. Journaux d’opposition, ces deux titres historiques seront par ailleurs confrontés à plusieurs publications satiriques soutenant le pouvoir royal de LouisPhilippe : Le Figaro, « acheté » en 1832 pour « défendre les intérêts du régime » et La Charge, créé la même année et dans le même but, sont ainsi ce qu’il convient d’appeler des « journaux satiriques ministériels » chargés de contrer la presse satirique d’opposition sur son propre terrain2. Les années 1860 et 1870 constituent, quant à elles, une période d’intense floraison des journaux humoristiques3. Plus tard, L’assiette au beurre, créé en 1901, s’installera à son tour comme un des titres phares du genre, préfigurant et inspirant l’évolution que celui-ci connaîtra au cours du XXe siècle. L’immédiat avant-guerre vit pourtant « s’amorcer le déclin de cette presse spécialisée avec la progressive ouverture de la presse d’information générale aux dessinateurs, la régression du dessin au profit de la photographie et la sclérose d’une forme d’humour qui n’était plus adaptée aux nouveaux goûts du public »4. Avec la création du Canard enchaîné par Maurice Maréchal en 1915, ce XXe siècle s’annonce comme une période de développement et de renouvellement profonds de la presse satirique en France. A la suite de ses prédécesseurs, Le Canard enchaîné alliera textes et dessins, les seconds conservant toujours une place moindre que les premiers. Surtout, le « style Canard », qui se met en place dès les premiers numéros, redéfinit en profondeur les codes et les règles de ce sous-espace du champ journalistique. L’invention langagière sera une des caractéristiques essentielles du journal - des expressions aujourd’hui courantes telles que

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Fabrice Erre, « Les discours politiques de la presse satirique. Étude des réactions à l’« attentat horrible » du 19 novembre 1832 », Revue d'histoire du XIXe siècle [En ligne], 29 | 2004, mis en ligne le 07 avril 2008. URL : http://rh19.revues.org/index694.html DOI : en cours d'attribution 2 Ibidem 3 Martin Laurent, “Le rire est une arme” L’humour et la satire dans la stratégie argumentative du Canard enchaîné, A contrario, 2009/2 n°12, p.26-45 4 Ibidem

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« blablabla » ou « minute, papillon », sont le fait de rédacteurs du Canard enchaîné5 - tout comme la présence conjointe, dans ses pages, d’un contenu satirique et d’un autre, plus informatif. L’ « hebdomadaire satirique paraissant le mercredi » traversera la Première Guerre mondiale malgré les contraintes évidentes dues à la propagande et à la censure d’Etat, particulièrement fortes en temps de guerre. Contraint de cesser sa parution en juin 1940 pour ne pas être associé à la presse collaborationniste, Le Canard enchaîné fit son retour en kiosque après la Libération, le 6 septembre 19446. Après presque cent ans d’existence, le célèbre palmipède a dépassé le chiffre des 4700 numéros parus. L’année 1960 est marquée par l’apparition d’un journal résolument novateur qui, à son tour, va bouleverser le genre satirique français : Hara-Kiri, créé par François Cavanna et Georges Bernier (qui deviendra le Professeur Choron). Héritier direct des éphémères mais fondateurs Siné Massacre et L’Enragé7, mais aussi et surtout de l’américain Mad Magazine, le nouveau venu se fera le tenant d’un humour « bête et méchant »8, d’une satire particulièrement violente de la civilisation occidentale teintée d’humour noir et du mépris de tous les interdits qui préfigurera, selon ses auteurs, de l’esprit et des événements de Mai 68. Après deux interdictions en 1961 et 1966, les fondateurs d’Hara-Kiri créent Hara-Kiri Hebdo en 19699, qui deviendra L’Hebdo Hara-Kiri puis Charlie Hebdo en 1970, après une nouvelle interdiction, imputée à la Une devenue célèbre, « Bal tragique à Colombey, un mort ». Nombre de ses collaborateurs, tels que Reiser, Wolinski, Cabu, ou Willem, sont depuis devenus emblématiques de l’humour français contemporain10 ; l’équipe d’Hara-Kiri comptait également parmi ses amis, entre autres, Coluche, Serge Gainsbourg, Pierre Desproges, la troupe du Splendid, Guy Bedos, François Béranger, Renaud, ou encore le duo de chansonniers Patrick Font et Philippe Val. A titre d’exemple de l’influence qu’ont pu avoir ces différentes publications, L’Encyclopédie de l’humour français définit les années 69 à 80 comme les « années bêtes et méchantes », et Charlie Hebdo comme « un des creusets de l’humour

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Ibidem Martin Laurent, Le Canard enchaîné, Histoire d’un journal satirique (1915-2005), nouveau monde éditions, 2005 7 Puertas Laetitia, Reymond Mathias, « La presse satirique (1) : de Siné Massacre à L'Enragé », ACRIMED, 8/12/2008 8 C’est ainsi qu’il s’autoproclamera à compter de son numéro 7. 9 Ainsi que Charlie Mensuel, journal exclusivement consacré à la bande dessinée, sans dimension satirique. 10 Stéphane Mazurier écrit à ce sujet que « Si Delfeil de Ton affirme que " Hara-Kiri a changé la face de l’humour français ", Wolinski pense plus humblement que les journaux édités par le Square ont simplement " révélé [celui] que la France adore ", un humour " pas conformiste, sans tabou ". » 6

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contemporain »11. En 1982, Charlie Hebdo cesse définitivement de paraître, faute d’avoir réussi à se constituer un lectorat régulier en nombre suffisant. Il « ressuscitera » en 1992 lorsque Philippe Val et une grande partie de l’équipe d’origine décideront de l’exhumer ; vingt ans après son retour, l’hebdomadaire a atteint la barre des 1000 numéros. Ces deux titres majeurs que sont Le Canard enchaîné et Charlie Hebdo ont cependant connu de profondes mutations au cours de leurs existences respectives : dans les années 60 et 70, le premier voit apparaître dans ses colonnes le journalisme d’investigation qui contribuera à bâtir sa renommée actuelle12, alors que le second, poussé par des impératifs économiques et les interdictions successives, adoptera une publication hebdomadaire qui le rapprochera de l’actualité politique à laquelle il consacrera une part croissante de ses pages. Les deux parutions se côtoieront ainsi jusqu’au début des années 80. S’ils restent des figures essentielles de la presse française, les journaux satiriques ont cependant toujours suscité un phénomène ambivalent d’attraction-répulsion très puissant, s’attirant les foudres d’une grande partie de la population et des autorités, en même temps que l’admiration d’un lectorat par essence réduit. Il est en ce sens intéressant de constater l’engouement récent pour les éditions d’ouvrages-hommages à Hara-Kiri, qui jouit aujourd’hui d’une popularité incomparable à celle qui était la sienne du temps de sa parution. Plus encore que la presse « traditionnelle », la presse satirique est fondamentalement indissociable de ses lecteurs : plus confidentielle que la « grande presse » ou la presse généraliste, elle dépend et souffre plus fortement des fluctuations de son lectorat. Pourtant, le lien qui unit les journaux satiriques à leurs lecteurs est presque totalement absent des nombreux travaux consacrés à la presse satirique ; dans leur quasi-totalité, ceux-ci sont le fait d’historiens et s’attachent à étudier l’évolution d’un titre en particulier, ou son rapport à la société et notamment au pouvoir politique. D’autres études s’intéressent par ailleurs à différents objets satiriques, comme Les Guignols de l’info ou le Bébête Show, ou décryptent les ressorts du discours satirique par le biais d’une analyse sémantique ou linguistique. Certes, certains de ces travaux s’intéressent, brièvement, à la question du lectorat et fournissent un certain nombre d’éléments de réflexion à son sujet ; mais ils concluent presque invariablement

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Mazurier Stéphane, Bête, méchant et hebdomadaire. Une histoire de Charlie Hebdo (1969-1982), BuchetCastel, 2009, p.170 12 Martin Laurent, Le Canard enchaîné […], op.cit.

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à son « impossible définition »13. Il apparaît donc nécessaire de se pencher sur cette composante essentielle de la presse satirique. Notre démarche sera la suivante : par le biais d’entretiens menés avec un nombre restreint de lecteurs de presse satirique, nous nous attacherons à dresser les contours de profils spécifiques de lecteurs de cette presse, de trajectoires possibles ; il s’agira notamment de faire la lumière sur les particularités de la pratique que constitue la lecture de la presse satirique et de comprendre les mécanismes d’interprétation et d’appropriation propres à chaque lecteur. La première partie de notre travail sera par conséquent dédiée à une analyse approfondie du discours des lecteurs sur leurs pratiques, leurs motivations et leurs représentations, assortie d’un examen détaillé de leurs trajectoires sociales et de leurs profils de lecteurs au sens large. Plusieurs questions seront par conséquent centrales : le statut social et le parcours biographique des enquêtés, leurs degrés variables de politisation et la nature de leur orientation politique, le niveau de capital culturel qu’ils détiennent, le rôle qu’ils attribuent à la presse satirique et l’importance dudit rôle, les raisons qui motivent cette lecture et l’analyse critique qu’ils développent au sujet de celle-ci, ainsi que les logiques de sélection et de hiérarchisation du contenu qui sont au cœur de leur pratique de la lecture. En cela, notre enquête s’inscrit dans la lignée du travail réalisé par Claude Poliak, Gérard Mauger et Bernard Pudal et de leur ouvrage collectif, Histoires de lecteurs14. La seconde partie de notre travail sera, quant à elle, plus largement basée sur des ouvrages existants, sans toutefois négliger le discours des lecteurs ; nous aborderons alors plus en détail la nature de leurs lectures de la presse satirique, et en particulier leurs composantes émotionnelles et politiques, ainsi que l’ambigüité du rapport du lecteur de presse satirique à son journal. Nous appuierons notre réflexion à la fois sur des éléments concrets inhérents à la presse satirique (nature et profondeur de l’engagement politique des titres concernés, événements historiques) et sur des critères plus subjectifs, qui relèvent de la parole des lecteurs-enquêtés. Ce travail constitue par conséquent une tentative de construction de l’espace de la presse satirique, lui-même sous-espace du champ journalistique, qui articule toute une série de considérations touchant à la fois les lecteurs et les producteurs. Il ne s’agit pas d’une présentation exhaustive du lectorat de la presse satirique dans son ensemble, ni de la recherche d’un illusoire profil idéal-typique du lecteur de presse satirique, mais bien de profils individuels et particuliers, de trajectoires de lecteurs. Dans cette optique, notre démarche sera 13 14

Titre d’un développement de Stéphane Mazurier dans son ouvrage sur Charlie Hebdo. Poliak Claude, Mauger Gérard, Pudal Bernard, Histoires de lecteurs, éditions du croquant, 2010

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essentiellement qualitative et ne se focalisera pas seulement sur des considérations quantitatives (variables statistiques): celles-ci sont abordées et analysées pour ce qu’elles révèlent des mécanismes invisibles qui sous-tendent le discours des enquêtés. Notre enquête est par conséquent constituée d’entretiens semi-directifs réalisés auprès de quatre lecteurs de presse satirique, qui présentaient des profils de lecteurs a priori divers : un lecteur assidu du Canard enchaîné depuis plus de quarante ans, âgé de 68 ans ; un jeune lecteur assidu du Canard enchaîné âgé de 24 ans ; un ancien lecteur fidèle du Charlie Hebdo des années 70 et d’Hara-Kiri, âgé de 56 ans ; enfin, un jeune lecteur occasionnel de Charlie Hebdo âgé de 24 ans. Les deux plus jeunes finissent actuellement leurs études (respectivement à l’IEP de Toulouse et en double cursus lettres modernes et ethnomusicologie à l’université de Nanterre et à Bordeaux) ; le plus âgé est retraité, ancien mécanicien moteur ; le dernier est médecin hospitalier. Nous les avons contactés en mobilisant un réseau de connaissances, ainsi que par la page Facebook de Charlie Hebdo. D’autres entretiens ont été réalisés, mais il a semblé préférable de concentrer notre analyse sur ces quatre profils : tout d’abord parce que l’objet de notre étude vise à présenter la particularité d’une pratique ; ensuite, le choix de restreindre le nombre d’enquêtés permet de traiter la quasi-totalité des sujets qui ont été abordés au cours des entretiens, en donnant la parole à chacun sur chaque question et en assurant une déperdition minimale du contenu par rapport à la version orale des entretiens. Ces quatre lecteurs ont avant tout été choisis pour la variété d’analyses qu’ils fournissent au sujet de leur lecture de la presse satirique. Notre étude se concentre sur les deux titres majeurs que sont Charlie Hebdo et Le Canard enchaîné. Non pas qu’ils représentent dans notre esprit l’intégralité de la presse satirique française, ni que les conclusions qui peuvent être tirées à leur sujet ou à celui de leurs lecteurs puissent s’appliquer au reste de cette presse. Cependant, au regard des chiffres de leurs diffusions respectives, ils restent les journaux satiriques français les plus lus. Charlie Hebdo est en effet distribué à 75000 exemplaires hebdomadaires ; surtout, 492 408 exemplaires du Canard enchaîné sont vendus chaque semaine15. Ces considérations matérielles, agrémentées de l’aura et du statut dont jouissent ces deux publications, expliquent donc le choix qui a été fait de les prendre comme objets d’analyse. Il convient enfin d’avertir le lecteur que les propos des lecteurs-enquêtés n’ont en aucune manière été modifiés, afin de restituer au mieux leurs pensées ; certains d’entre eux sont par conséquent tenus dans un langage très familier. 15

Pour Charlie Hebdo, il s’agit des chiffres pour l’année 2011. Quant au Canard enchaîné, il s’agit de la diffusion totale payée pour l’année 2010, incluant 69 648 abonnés.

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Nous verrons donc que les trajectoires sociales des lecteurs-enquêtés présentent de nombreuses similitudes : ils s’identifient tous à – et font objectivement partie de – la classe dite moyenne, mais à différentes strates de celle-ci ; « grands lecteurs », ils sont détenteurs de niveaux élevés de capital culturel et possèdent une importante compétence politique ; se situant unanimement à gauche de l’échiquier politique, ils partagent une méfiance commune pour l’engagement partisan et militant. L’apparente unicité de leurs profils rentre toutefois en contradiction avec les nombreuses oppositions qui caractérisent leurs pratiques respectives de la lecture de la presse satirique : les représentations qu’ils s’en font sont radicalement différentes et ils sont notamment en désaccord sur le rôle, réel ou supposé, qu’ils lui assignent ; les facteurs motivant leur lecture sont par ailleurs très divers, bien que souvent complémentaires : certains cherchent en priorité à s’informer quand d’autres font usage de cette presse comme d’un outil de politisation, mais tous sont aussi et surtout en quête d’une lecture de divertissement ; ils témoignent également de niveaux variés d’analyse critique et réflexive sur leur pratique, cette dernière s’exprimant, d’un cas à l’autre, par une lecture sélective et hiérarchisée, ou bien presque indifférenciée. Il apparaît alors que la lecture de la presse satirique constitue plus un facteur de différenciation entre eux qu’un point commun objectif, en ce qu’elle les oppose plus qu’elle ne les rassemble. Nous nous attacherons ensuite à montrer en quoi la lecture de la presse satirique est en réalité multiple : lecture d’ « émotion » (le rire, l’affection et la frustration en étant les composantes essentielles) tout autant que de fidélité (toutefois relative, notamment dans le temps), elle reste avant tout une lecture politique, qui s’apparente chez les enquêtés à un acte politique en soi ; le rapport du lecteur à son journal sera enfin abordé dans toute son ambivalence, oscillant entre une profonde « communauté d’idées » et des mécanismes d’adhésion et de rejet très puissants.

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Première partie : Trajectoires de lecteurs de presse satirique

Pour la réalisation de cette enquête, nous avons constitué un petit groupe de lecteurs de presse satirique. Notre démarche était, non pas de parvenir à identifier l’ensemble des lecteurs de la presse satirique française, mais bien de dessiner des portraits spécifiques d’individus qui, s’ils ont en commun une lecture identique, n’en gardent pas moins de nombreuses particularités. Il s’est agi pour nous de faire émerger les appréciations et interprétations propres à chacun, de discerner ce qui, dans leurs discours, révèle des pratiques de lecture individuelles et un mécanisme d’appropriation qui a lieu au cours de la lecture. Nous avons donc procédé à une série d’entretiens semi-directifs avec un nombre restreint d’individus : gagnant en contenu qualitatif ce qu’elle aurait pu perdre en intérêt quantitatif, notre enquête s’avère ainsi révélatrice à de nombreux égards. Ce travail nous permet d’aborder un large éventail de questions et de prendre en considération la trajectoire sociale de l’individu (origine sociale, parcours personnel, orientation politique). Cette approche facilite la compréhension d’éléments forcément plus subjectifs, tels que la parole du lecteur, son rapport à la lecture, ses motivations, son interprétation de la presse satirique et sa capacité réflexive par rapport celle-ci. Nous nous sommes fixé comme objectif principal de tenter de dessiner les contours de profils de lecteurs de la presse satirique. Les entretiens réalisés nous ont permis d’identifier un certain nombre de caractéristiques communes aux enquêtés, sans que celles-ci nous permettent d’occulter les nombreuses différences qui les séparent (Chapitre I). Prenant acte de ces différences aussi nombreuses que significatives, la question s’est posée de savoir si la lecture de la presse satirique elle-même n’était pas in fine l’unique élément rassembleur entre ces profils éclatés, le seul point commun véritable entre les enquêtés. Il apparaît néanmoins que s’ils partagent cette pratique, celle-ci s’avère recouvrir chez eux des motivations, des attitudes et des analyses parfois très différentes (Chapitre II).

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Chapitre I Une unicité de profils

Cette recherche de profils de lecteurs de presse satirique impose en premier lieu un examen approfondi des éléments constitutifs de la trajectoire sociale des enquêtés : avant d’aborder la lecture de la presse satirique en elle-même, il nous faut donc nous pencher sur ce qui permet de situer l’individu dans l’espace social. Un certain nombre d’éléments d’analyse rentrent alors en jeu, tels que le statut socioprofessionnel de l’individu, son orientation politique et la détention d’une compétence politique plus ou moins établie. Dans une perspective relationnelle permettant de mieux saisir notre objet, nous aborderons plus particulièrement les notions de capital culturel détenu par l’individu et ses pratiques de lecture au sens large : un intérêt particulier sera donc porté à l’importance et au contenu des bibliothèques de nos enquêtés. L’examen de ces différents éléments s’opérera dans une double approche. Une large place sera accordée à la parole de l’individu, à sa propre analyse de ce qui constitue l’essentiel de sa trajectoire sociale : l’inévitable subjectivité de l’individu vis-à-vis de lui-même, qui pourrait constituer une limite à la démarche sociologique qui nous anime, s’avère en réalité précieuse en ce qu’elle souligne des mécanismes d’appropriation très différents et propres à chacun de notions difficilement quantifiables (classe sociale, politisation, capital culturel), ainsi qu’une vision du monde et de la société, en partie révélée par la position que pense y occuper l’individu. Cette analyse personnelle sera doublée d’une approche plus objective : il s’agira pour nous de mettre en parallèle les discours de nos enquêtés avec la réalité de leurs interprétations, de comparer, rassembler ou opposer les éléments constitutifs de leurs profils afin de parvenir à une première systématisation de leurs trajectoires sociales respectives, ouvrant la voie à l’émergence d’un profil général de lecteur de presse satirique. Cette double perspective suscitera un certain nombre de conclusions sur les points communs existant entre nos enquêtés, qu’il s’agisse de leurs origines sociales et du statut qu’ils occupent au sein de la société (Section 1), de leur orientation politique et de leur degré de politisation (Section 2), ou de leur trajectoire de lecteur et de leurs pratiques de lecture (Section 3). 9

Section 1 : Des origines sociales semblables

La question du statut social des enquêtés est apparue comme déterminante pour l’établissement des profils de nos lecteurs. De fait, le groupe d’enquêtés s’est avéré assez homogène sur ce point. Cadre retraité, médecin hospitalier ou étudiants issus de familles exerçant des professions intellectuelles, nos lecteurs ont en commun d’appartenir à ce qu’ils identifient eux-mêmes comme la « classe moyenne » (A). Plusieurs d’entre eux, cependant, sont issus de milieux plus populaires, qu’ils qualifient de « modestes » (B).

A) Des membres de la « classe moyenne »

L’homogénéité sociale de l’échantillon constitue le premier point de convergence entre les profils de nos lecteurs de presse satirique. Jacques D., âgé de 68 ans et aujourd’hui retraité, a exercé pendant 34 ans le métier de mécanicien moteur, d’abord « sur des véhicules », puis dans la construction de centrales électriques et d’usines dans le secteur agroalimentaire. Il est le père d’un enfant (une fille de 40 ans) et vit aujourd’hui dans le petit village du Lot-et Garonne qui l’a vu naître (à 20 kilomètres d’Agen), ainsi que ses parents et grands-parents avant lui. Son métier a pourtant amené Jacques à beaucoup voyager : il a ainsi travaillé en Syrie, en Iran, en Algérie, au Liban, en Yougoslavie ou encore en Bulgarie. A la question de savoir à quelle classe sociale il pense appartenir, il répond laconiquement « j’étais cadre, alors à vous de faire le calcul. » Il tient cependant à préciser qu’il a « des goûts très simples », laissant penser qu’il associe la classe moyenne, à laquelle il appartient objectivement16, à une appartenance « bourgeoise » faite de pratiques sophistiquées. Plus tard au cours de l’entretien, il se dit « privilégié, je jouis d’une retraite de cadre qui correspond à plusieurs SMIC alors j’ai pas à me plaindre. Je suis pas dans le lot des râleurs à la gamelle vide ». Une définition de son appartenance sociale par comparaison avec les moins aisés, probablement caractéristique d’un individu ayant profité d’une ascension sociale significative, comme nous le verrons plus loin. 16

Selon l'Observatoire des inégalités, les classes moyennes correspondent aux salariés gagnant entre 1 163 et 1 227 euros par mois pour une personne seule, entre 2 174 et 4 068 euros par mois pour un couple sans enfant et entre 3 057 et 5 174 euros par mois pour un couple avec deux enfants.

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Christian B., 56 ans, est médecin hospitalier, chef du service d’hépato-gastroentérologie d’un hôpital de périphérie urbaine (Libourne, Gironde) avec un salaire mensuel brut qui avoisine les 7000€, auxquels il faut ajouter les 2400€ de son épouse, ergothérapeute dans une institution privée. Père de trois enfants (un fils et deux filles âgés respectivement de 24, 27 et 29 ans) et résident d’une ville de plus de 50.000 habitants de la proche banlieue bordelaise, il s’identifie comme un membre de la « classe moyenne supérieure ». Premier enfant d’une famille d’agriculteurs et de petits commerçants aveyronnais et seul à avoir suivi des études supérieures, Christian B. se dit lui aussi issu de la classe populaire. Son niveau de salaire tendrait presque à l’intégrer au sein de ce que Louis Chauvel dénomme la « classe de confort »17, qui représente selon le sociologue 15% de la population française et se situe entre les « classes moyennes salariées » (un ensemble correspondant à 25% de la population) et la « classe titulée » ou « classe possédante », qui regroupe 1% de la population. Une autre analyse semble plus pertinente : celle de Pierre Bourdieu, qui préfère aborder la question de la position au sein de la société et du statut social à travers la différenciation qui s’opère entre les différentes fractions de l’espace social (dominants, dominants-dominants, dominants-dominés, dominés, exclus) en raison des niveaux et des structures de capitaux (économique :

revenus,

patrimoine,

biens

matériels ;

culturel :

diplômes,

titres,

compétences ; social : relations, appartenance à un groupe ; symbolique : ensemble de rituels liés à l’honneur et à la reconnaissance, comme l’étiquette ou le protocole) détenus par les individus et les groupes sociaux18. Les groupes sociaux dominants sont ainsi caractérisés par une forte dotation en capital. Pour résumer schématiquement, s’opposent en leur sein, d’une part la bourgeoisie d’Etat, qui est fortement dotée en capital économique, culturel, social et symbolique, d’autre part, les professions libérales détenant un plus grand capital économique mais un plus faible capital culturel. Les groupes sociaux dominés sont quant à eux caractérisés par un faible capital économique, certaines fractions d’entre eux obtenant du capital par accumulation et ascèse (petits bourgeois) et par la capacité à se reproduire par la perpétuation des traditions (ouvriers). Les « exclus », à l’extrémité de l’espace social, ne détiennent pour leur part, dans cette analyse, aucune forme de capital éligible. Dans cette perspective, le capital économique et le capital culturel fournissent les critères de différenciation les plus pertinents au sein de l’espace social, régi par la logique de distinction qui s’y opère. 17

Louis Chauvel, « Le renouveau d'une société de classes », dans Paul Bouffartigue (dir.), Le Retour des classes sociales, Paris, La Dispute, 2004, p. 62 à 65. 18 Bourdieu Pierre, La distinction, Critique sociale du jugement, Editions de Minuit, 1979

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Léo M., 24 ans, est étudiant en Master 2 et double cursus (lettres modernes et ethnomusicologie, à Bordeaux puis à Paris) après deux ans de classe préparatoire (hypokhâgne, khâgne). Fils d’une enseignante (professeur de français dans le secondaire) et d’un psychiatre (ses parents sont divorcés depuis son enfance, il a vécu toute sa vie chez sa mère, à Bordeaux), il estime appartenir à la « classe moyenne » et prolonge par son parcours universitaire une tradition familiale d’études supérieures consacrées à des disciplines littéraires ou intellectuelles (instituteurs, ingénieurs, agrégés de lettre et médecins sont nombreux parmi ses proches). Antoine R., 22 ans, est lui aussi étudiant, en dernière année à Sciences Po Toulouse. Se destinant à une carrière de journaliste, il est le fils d’un inspecteur de l’éducation nationale à la retraite (il précise : « cadre supérieur de la fonction publique ») et d’une sage-femme. Il estime également appartenir à la « classe moyenne supérieure ». Ayant grandi et résidé pendant la majeure partie de sa vie dans un lieu-dit du Calvados (Le Gast, 250 habitants), il se décrit avec humour comme « désespérément normand ». Tout comme Jacques D. et Christian B., il se dit issu d’un « milieu vraiment, vraiment modeste » ; trois des lecteurs de notre panel présentent donc un profil intéressant de membre de la « classe moyenne », issu de la « classe populaire » : un statut social relativement aisé, acquis au terme d’une ascension sociale souvent permise grâce à la réussite d’études supérieures.

B) Des témoins de l’ascension sociale

L’homogénéité que nous avons constatée dans le statut social de nos enquêtés souffre une légère nuance : trois d’entre eux sont en effet issus de classes moins aisées que celle à laquelle ils appartiennent aujourd’hui. Jacques D. est originaire d’un petit village du Lot-etGaronne où il vit toujours et où vivaient ses parents. Sa mère était ouvrière (couturière) et travaillait à domicile. Son père, qu’il a très peu connu, a quitté le domicile familial (« la ferme où j’habite », précise Jacques) dans les années 20 pour devenir docker. Son discours est parsemé de nombreuses références à la classe ouvrière et aux autres habitants de son village, qu’il qualifie de « paysans »; elles illustrent souvent une volonté de sa part de marquer la distance qu’il ressent entre son origine sociale et la lecture de la presse satirique. Faisant par exemple allusion à sa découverte du journal Hara Kiri à l’armée en 1963, qu’il 12

trouvait « un peu intello », il conclut abruptement « dans la classe ouvrière il y a beaucoup de gens très simples, vous savez ». De la même manière, il ressent le besoin, au cours de la discussion, de préciser spontanément qu’il n’a « que le certificat d’études » : détaillant sa méfiance à l’égard du personnel politique, il estime que « [lui, il a] le droit d’être con, parce qu’ [il n’ a] pas fait d’études et qu’[il a] payé les leurs ». Si le fait de ne pas avoir suivi d’études secondaires ou supérieures n’est ni l’apanage de la classe moyenne ni le signe d’une appartenance à celle-ci, cette précision fait office, dans le cas de Jacques, de critère de différentiation par rapport à un monde politique qu’il observe de loin et qui est dans son esprit celui des hauts diplômés, qui « ont fait l’ENA, Sciences Po et toutes ces écoles » qu’il mentionne avec un certain dédain pour les technocrates qu’elles forment, mais aussi avec une forme de respect pour les qualités intellectuelles qu’il pense falloir posséder pour les intégrer. Christian B., lui, est né à Laguiole, petit village du Nord Aveyron. Ses parents étaient commerçants : tous deux issus de familles d’agriculteurs, ils n’ont pas fait d’études (« à neuf ans, mon père a dû quitter l’école pour aller au cul des vaches ») mais ont souhaité s’extirper de cette vie rurale. Cinq ans après la naissance de Christian, ils sont partis s’installer à Paris pour ouvrir un café. Christian parle de ses parents comme de « gens modestes, aux origines encore plus modestes ». Il a gardé des vacances chez ses grandsparents, entre autres souvenirs, celui d’ « un grand dénuement, une grande pauvreté ». Il a donc grandi et fait sa scolarité à Paris et bénéficié de l’accession de ses parents à une vie urbaine et de leur relative aisance financière de petits commerçants pour suivre des études de médecine. Antoine R. est quant à lui issu, par ses grands-parents, d’un milieu agricole : trois d’entre eux étaient agriculteurs et le dernier était cantonnier. Il évoque simplement à ce sujet « un milieu vraiment modeste ». Sa famille a toujours vécu dans le village de son enfance, toute mobilité géographique leur étant impossible, faute de moyens financiers : « dans la famille ils n’avaient vraiment pas les moyens de bouger ». Lui aussi a bénéficié de l’ascension sociale de ses parents qui, suivant un schéma relativement classique de mobilité sociale intergénérationnelle, se sont orientés vers des carrières dans la fonction publique d’Etat et dans la fonction publique hospitalière. Ses parents ont connu un parcours similaire à celui de Christian B. et Antoine représente donc la première génération suivant l’évolution sociale de membres de la classe populaire nés dans les années 50. Son propre parcours est lui-même révélateur d’une progression somme toute fréquente : petit-fils d’agriculteurs, fils d’un 13

fonctionnaire et d’un praticien hospitalier, ses études à Sciences Po viennent prolonger cette évolution vers des études supérieures de plus en plus cotées et valorisées socialement. S’il est difficile de mesurer objectivement et à l’appui de critères purement matériels l’appartenance d’un individu à tel groupe social ou à tel autre, les professions qu’ils exercent, ainsi que celles de leurs parents, leurs niveaux de salaire ou leurs lieux de résidence sont des indices utiles. Au regard de ces quelques éléments concrets, nos lecteurs semblent bel et bien appartenir à différentes fractions de la classe dite moyenne, et plus précisément à la fraction dominée des classes dominantes : un médecin hospitalier rémunéré à hauteur de 7000€ par mois ne partage pas exactement le même niveau de vie qu’un mécanicien à la retraite, celle-ci s’élevât-elle à « plusieurs SMIC ». Cependant, le véritable intérêt que cette notion de statut social recouvre pour notre enquête n’est pas sa véracité matérielle, mais bien la représentation que les enquêtés eux-mêmes s’en font. En cela, tous disent appartenir à cette classe moyenne aux contours qui demeurent flous. Nos lecteurs présentent donc des origines sociales assez semblables, certains étant toutefois les produits d’une véritable ascension sociale, parfois très spectaculaire. Un phénomène à mettre en relation avec leur autodidaxie en termes culturels et notamment littéraires, que nous aborderons dans un développement consacré à l’examen de leurs bibliothèques et de leurs pratiques de lecture. Cet examen révèlera en outre des individus détenteurs d’un capital culturel relativement élevé, ce qui, pour ne pas être une condition nécessaire ni suffisante d’un statut social « moyen » ou « élevé », n’en constitue pas moins un indice supplémentaire. Il convient avant cela, néanmoins, d’examiner leurs orientations politiques respectives : celles-ci, bien que dénommées et identifiées différemment, répondent à une classification unanime sous le terme « de gauche ».

Section 2 : Une forte politisation au service de sensibilités « de gauche »

Les réponses des enquêtés donnent à voir à la fois une politisation sensible, qui se traduit non pas par des engagements militants mais par une réelle compétence politique, ainsi qu’une forte orientation vers la gauche de l’échiquier politique. Certains, comme Jacques D., 14

démontrent une orientation radicale, teintée d’un rejet puissant de l’offre politique dans son ensemble (A). L’immense majorité d’entre eux sont toutefois les tenants de sensibilités « humanistes » et « républicaines » (B) pour reprendre leurs termes.

A) Une orientation radicale

A la question de savoir comment ils définissent leur propre orientation politique, seul Jacques D. déclare ne pas se situer sur l’échiquier politique: « aucune. Je pense du mal du politicard en général, de celui qui est en poste comme de celui qui veut y être. » Au cours de la discussion, et alors que se profilaient des idées ancrées résolument à gauche, nous avons réorienté l’entretien sur cette question de l’appartenance politique. Son père, qu’il n’a presque pas connu, est mort en 1943, fusillé pour ses idées communistes : « il a été lié avec les brigades internationales en Espagne, qui étaient antifranquistes ». Si les circonstances de la mort de son père demeurent obscures, cette question est revenue plusieurs fois au cours de la discussion : il semblait donc posséder un passif significatif en termes politiques et nous avons tenu à éclaircir ce point. Jacques D. répond alors : « en politique je crois en rien, je ne me fais plus aucune illusion ». Nous lui demandons s’il se considère comme anarchiste : « anarchiste ou nihiliste, si on veut, même si j’ai jamais fréquenté ces gens-là et que je ne défilerai jamais avec un drapeau noir. Je suis contre toutes les chapelles. » Son orientation politique tient donc plus du rejet massif de l’offre politique dans son ensemble et de l’état d’esprit du militantisme que d’une adhésion à une quelconque idéologie. Anarchiste « par défaut » en quelque sorte, cette dénomination souligne tout de même une forte politisation, une conscience politique qui s’exprime par le biais d’une compétence politique significative pour notre étude. Il n’est d’ailleurs pas anodin, dans son cas, que ce refus de s’auto-situer sur l’échiquier politique corresponde avec la grande valeur qu’il accorde à l’indépendance, à la fois matérielle (sur le plan financier) et idéologique (l’absence d’obédience à un quelconque parti) du Canard enchaîné, le seul journal qu’il lise et qu’il qualifie de « mal pensant ». Sa défiance envers le personnel et le jeu politique fait écho à l’esprit critique du Canard enchaîné et semble provenir d’une vie de déceptions politiques survenues non pas à la suite d’engagements personnels, mais grâce à la lecture de ce journal, qui fait presque office d’unique outil de politisation tout au long de son parcours 15

personnel. Au sujet de sa mère, il déclare simplement « je pense qu’elle a voté à gauche toute sa vie mais qu’elle n’y comprenait rien. » La question de son héritage familial en matière d’orientation politique est donc assez pertinente : au sujet de l’engagement radical de son père, il estime en effet que « c’est de là [qu’il a] gardé un fond de caractère mal pensant, pas très illusionné… »

B) Des sensibilités « humanistes »

Les autres enquêtés, moins catégoriques sur le sujet, déclarent unanimement être « de gauche », à des degrés divers. Deux d’entre eux sont assez jeunes (24 et 22 ans) et ne nient pas l’importance de l’héritage familial dans la construction de leur parcours politique. Le troisième, âgé de 56 ans, témoigne au contraire d’une orientation politique radicalement différente de celle de ses parents, ainsi que d’une évolution au fil du temps qu’il juge comme classique. Christian B. déclare ainsi: « actuellement, je dirais que je suis de centre-gauche. Mais c’est la dérive habituelle : gauchiste à 18 ans, toujours une sensibilité humaniste plutôt de gauche, mais pas engagé politiquement. Je vote aux élections et puis c’est tout. » Cette normalisation de son orientation politique, ce resserrement vers la droite de ses idées personnelles, Christian B. l’analyse comme une « dérive » qui prend sa source dans le passage à la vie active, après une entrée dans l’âge adulte marquée par une adhésion aux thèses écologistes alors naissantes, une opposition aux normes établies d’une société considérée comme réactionnaire, et une attirance pour l’esprit de contestation né de Mai 68, dont il se considère un des « enfants, mais cinq ans après ». N’ayant jamais adhéré à un parti ou à un syndicat, il « ne [se] sen[t] pas spécialement politisé, puisque suivant les questions ou les problèmes, [il est] susceptible d’avoir les opinions d’un camp ou de l’autre. Mais je pense que je comprends le jeu politique, donc je pense être politisé au sens où j’ai une certaine compétence politique. » Introduisant lui-même cette nuance, il démontre à la fois une connaissance théorique des bases de la sociologie politique et un intérêt pour le jeu politique, qu’il se plaît à analyser. Au vu de sa position sociale et des niveaux élevés de différents capitaux qu’il détient, cette précision peut également être interprétée, à la suite de Pierre Bourdieu19, comme la maîtrise d’une logique de distinction d’avec les autres agents

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Bourdieu Pierre, La distinction, op.cit.

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sociaux : propres aux fractions dominantes de l’espace social, cette maîtrise de la distinction, ici induite par l’affirmation de sa compétence politique, vise à la conservation plus ou moins consciente d’une forme de domination par la perpétuation d’un ensemble de codes et de valeurs. Il évoque concernant l’orientation politique de ses parents une « droite catholique, conservatrice. Gaulliste au sens où ils ont toujours eu le respect de l’autorité, de toute façon. » On discerne ainsi, à demi-mots, une appréciation légèrement négative des idées de ses parents, qui dans son esprit représentent la discipline morale de cette société qu’il a, un temps, fortement contestée dans le cadre de ce qu’il appelle « la révolte diffuse des 20 ans ». Il est donc possible de conclure que son milieu familial a participé, par opposition, à la construction de sa propre conscience politique. Le profil de Léo M. est sensiblement différent. Sa mère, professeur de français dans le secondaire, est selon lui « socialiste à tendance gauchiste ». Quant à son père psychiatre, « à l’origine [c’] était un grand lecteur de Charlie Hebdo, ayant viré à droite en même temps que son porte-monnaie ». Il « ne croi[t] pas être spécialement politisé » ; cette réponse revient systématiquement et dans des termes quasiment identiques chez presque tous les lecteurs de notre enquête, qui semblent comprendre la question de l’orientation politique par le biais de l’engagement partisan. Le fait de ne pas être encarté semble revêtir pour eux une importance particulière, et renvoie dans leurs discours à l’indépendance politique des journaux satiriques qu’ils lisent. Ces réponses nous amènent à considérer le lien entre l’indépendance politique revendiquée des individus et celle de leurs lectures comme un item essentiel de la grille de lecture du lecteur de presse satirique. Cependant, cette non-affiliation n’équivaut pas à une posture apolitique : hormis Jacques D., tous situent clairement leurs opinions sur l’échiquier politique. Ainsi, Léo M. concède : « je suis tout de même à la gauche des socialistes. Mais pas communiste ! » Cette dernière nuance, pour être à moitié humoristique, n’en souligne pas moins un souci commun à tous nos enquêtés de délimiter leur auto-identification politique à l’intérieur des extrêmes, et plus spécifiquement à la droite de l’extrême-gauche. A titre indicatif, Léo M. a voté pour Jean-Luc Mélenchon au premier tour de la dernière élection présidentielle, avant de voter pour François Hollande au second. L’orientation politique d’Antoine R., lui aussi étudiant (en dernière année à Sciences Po Toulouse), se rapproche plus de celle de Christian B. étant jeune. Il porte un intérêt tout particulier à la politique, qui s’exprime notamment à travers la lecture de nombreux essais 17

politiques et de livres de journalistes sur le monde politique, comme nous le verrons dans la section suivante. Cet intérêt, certainement alimenté par sa scolarité à Sciences Po, relève également d’une passion personnelle pour le jeu politique et les hommes qui le pratiquent ; des hommes qui suscitent chez lui un certain respect mais aussi un haut degré d’exigence, notamment morale, et par conséquent une grande méfiance justifiée par sa connaissance des « affaires », acquise grâce à la lecture régulière de la presse, en particulier hebdomadaire (Le Canard enchaîné, Marianne). Lui aussi se situe « à la gauche du PS ». Il précise : « je suis de gauche, républicain, et sensible à toutes les questions sociales et environnementales que développent ces tendances politiques. » Lors de la dernière élection présidentielle, lui aussi a voté pour M. Mélenchon, puis M. Hollande. Interrogé sur l’orientation politique de ses parents, il réfléchit : « Ah, c’est compliqué, ça… Ma mère est résolument à gauche, il n’y a pas une seule fois où elle a voté à droite ou au centre, excepté pour Chirac en 2002 bien sûr. Mais c’est pas de la gauche démocrate, hein ! Si elle voit un grand groupe qui délocalise, elle se dira pas que c’est par nécessité économique, y’a aucun risque… Et mon père, je dirais à gauche même s’il est un peu déçu de la gauche. Donc il a basculé vers le centre, centre-droit… Mais c’est au pire une démocratie chrétienne, pas du tout du sarkozysme. » Cette réponse complète nous permet d’affiner son portrait : la référence à la « gauche démocrate » et à la justification économique d’un plan social et d’une délocalisation à l’étranger que sa mère (et lui avec) jugerait mensongère, illustre bien la nature de son échelle de valeurs et de ses éléments d’analyse en matière politique. Cette référence vient appuyer, par la mise en cause indirecte des valeurs qui rentrent dans l’éventail idéologique du Parti Socialiste, la démarcation opérée vis-à-vis de celui-ci dans la présentation de sa propre orientation politique. Elle est par ailleurs significative d’une certaine compétence politique : l’identification et la dénomination précise d’un courant spécifique à l’intérieur d’une grande « famille » politique montre un fort intérêt et une compréhension accrue du jeu politique et de ses nuances. La référence suivante, l’opposition entre centre-droit et « démocratie chrétienne » d’une part, et le « sarkozysme » d’autre part, joue le même rôle dans notre analyse. Nous pouvons par conséquent conclure à l’existence du profil d’un individu plutôt politisé, mettant en œuvre sa compétence politique dans la construction de son orientation idéologique personnelle. La presse satirique est, en ce sens, une des rares presses d’opinion qui subsiste en France : sa lecture fait partie de la compétence politique des lecteursenquêtés de notre enquête, et constitue plus largement un bon indicateur de la possession 18

d’un capital de compétence politique. Apparaissent également des mécanismes d’appropriation et de réappropriation de l’héritage familial qui peuvent mener à une démarcation assez nette par rapport à celui-ci, démarcation tributaire autant de l’inclinaison personnelle de chacun que d’un effet générationnel non négligeable. Ces profils qui commencent à se dessiner s’enrichissent encore avec la prise en compte des pratiques de lecture de nos enquêtés (lecture de manière générale et lecture de la presse) et de leur capital culturel.

Section 3 : De « gros lecteurs » à fort capital culturel

A la suite du travail réalisé par Claude Poliak, Gérard Mauger et Bernard Pudal pour la réalisation de leur ouvrage collectif Histoires de lecteurs20, nous avons porté un intérêt tout particulier à la constitution et à l’organisation des bibliothèques respectives de nos enquêtés. En les faisant commenter la présence de certains ouvrages, le système éventuel de classement et les pièces dans lesquelles sont rangés leurs livres, leurs profils de lecteurs et leurs pratiques de lecture se dessinent avec plus de précision : des relations apparaissent entre leurs lectures au sens large et leur pratique de la lecture de la presse satirique ; la liberté de ton dont ils disposent dans cet exercice permet également de distinguer chez eux des phénomènes de hiérarchisation de leurs lectures dépendant de critères matériels (la place physique des livres), intellectuels (l’appréciation de la qualité intrinsèque des livres et des auteurs) autant qu’affectifs (auteurs ou collections « favoris », rapport émotionnel au livre). Il en ressort des profils de grands lecteurs (A) possédant un nombre important d’ouvrages (mais recourant rarement à un véritable système de classement) et disposant d’un fort capital culturel sous différentes formes (B).

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Poliak Claude, Mauger Gérard, Pudal Bernard, Histoires de lecteurs, éditions du croquant, 2010

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A) Des bibliothèques conséquentes, signe d’une culture littéraire établie

L’importance et le contenu des bibliothèques respectives de nos enquêtés constituent en effet un autre point commun significatif entre ces lecteurs de presse satirique. Ils sont ce qu’il convient d’appeler de « gros lecteurs »21, bien que certains cherchent à minimiser cette dénomination. Pour la plupart, ils possèdent un nombre conséquent d’ouvrages extrêmement divers et lisent à un rythme relativement élevé. Les deux lecteurs les plus âgés de notre enquête possèdent plusieurs milliers de livres. « C’est même un problème », s’amuse Jacques D., lecteur effréné et volage: « je lis tous les bouquins qui me passent sous la main : des romans, des trucs, des machins, tout ce qu’on peut lire, des trucs techniques… Je lis beaucoup, au moins un livre par semaine. J’en pose un et j’en prends un autre. » Si la lecture est une activité qu’il apprécie réellement, il explique toutefois de manière surprenante son intérêt premier pour celle-ci : « quand je vivais à l’étranger, comme je ne picolais pas et que je ne courais pas la gueuse comme les autres, il fallait bien que je trouve quelque chose d’autre à faire. J’avais beaucoup de temps à perdre, alors je lisais. » La lecture a donc dans un premier temps représenté pour lui un passe-temps au sens propre, une activité comme une autre qui lui permettait de combler une certaine solitude. Aujourd’hui, sa bibliothèque est cependant très conséquente et hétéroclite, pour un profil de « lettré autodidacte » : s’y côtoient livres techniques sur des sujets très divers, « classiques » et grands auteurs. Aujourd’hui en désordre, elle fût un temps classée scrupuleusement. Jacques avait même créé un fichier informatique permettant de localiser chaque ouvrage par titre et par auteur. Après le réaménagement de sa maison, il n’a « pas eu le courage de le refaire ». Lui-même convient que le classement est important et peut tout de même localiser facilement ses livres dans sa bibliothèque : « c’est vrai que j’y porte une attention particulière. » Nous n’avons malheureusement pas pu effectuer l’entretien à son domicile et lui avons laissé le soin de décrire la composition de sa bibliothèque (« quelques étagères dans le bureau ») : « Je fais travailler ma cervelle, donc j’ai beaucoup de livres disparates, sur plein de sujets très différents. J’en ai beaucoup sur la dernière guerre, je pense que je tiens ça de mon père. Sur la guerre d’Espagne aussi. Après j’ai du Pagnol, du Cavanna, 21

S’il n’existe pas de définition universelle du « fort » ou « faible » lecteur, il semble pertinent, au regard des nombreuses études se portant sur les pratiques de lecture des français, de considérer qu’un « gros lecteur » est un individu qui achète et lit environ 20 livres par an.

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beaucoup de livres de technique photographique parce que je fais de la photo amateur. J’en ai un de 1906, une belle édition reliée de « L’ouvrier tourneur ». Il y a de l’astronomie, de l’aviation… Ici, j’ai deux mètres de largeur de Zola, que j’aime beaucoup. Il a une façon de décrire les choses qui est assez incroyable. Il étale ça sur 200 pages alors que ça tiendrait en 15, mais j’aime beaucoup. » Christian B. est lui aussi un « gros lecteur »: « oui, je lis pas mal. Environ 2-3 livres par mois en temps normal, sur une période où je travaille. Ce sont surtout des romans, plutôt français mais pas uniquement. J’ai lu six ou sept bouquins d’un suédois dernièrement, un italien, un américain… Ça m’arrive de lire des livres historiques, il y a des périodes. Il y a deux ans, j’ai dévoré une série historique qui s’appelle « Ces journées qui ont fait la France », que j’adore. Il m’arrive surtout de grappiller, d’essayer des trucs, comme ça… Si je devais citer un auteur, ce serait Philippe Sollers. » Comme nous l’avons vu précédemment, il est le premier d’une famille d’agriculteurs et de paysans à avoir fait des études supérieures et présente comme Jacques D. un profil de « lettré autodidacte ». Il a commencé à s’intéresser assez jeune à la lecture et à la culture en général : à quinze ans, il écoutait Mozart et lisait Emile Zola (« quand j’avais 15 ans j’adorais Zola, je lisais les « Rougon-Macquart » et je me disais « est-ce que je vais arriver à lire les 20 ? J’adorais ça, alors que c’est du pur réalisme…») et semble s’être constitué de lui-même un capital culturel conséquent, guidé par la recherche de l’accession à la culture légitime22. La bibliothèque du couple B. est extrêmement fournie et répartie sur trois étages différents de la maison : lui et son épouse la partagent, de manière totalement indifférenciée et égale. Ils ont tous deux lus la plupart des livres, qui sont en partie classés. Si chaque membre du couple a ses auteurs préférés, leurs livres ne sont pas des possessions individuelles et appartiennent au couple en lui-même. Christian B. dit par exemple : « ici, on a mis les beaux livres ». En tout, elle est constituée selon l’estimation de Christian de plus de 6000 livres. On y trouve beaucoup de « classiques » (Stendhal, Aragon, Zola, Jacques Prévert…), de littérature constituant les bases d’une culture légitime solide. Ses ouvrages ne répondent pas à un véritable système de classement, mais sont toutefois organisés selon un rangement par 22

On constate dans sa bibliothèque la forte présence de littérature classique, ainsi que de livres d’art (sur la peinture, la sculpture, etc.). D’autre part, une bonne partie de sa grande collection de disques est consacrée à la musique classique. Le fait que ses parents étaient de faibles détenteurs de capital culturel, allié à la présence à son domicile de toutes ces « œuvres » considérées comme appartenant à la culture légitime, semble indiquer qu’il n’a pas eu accès à celle-ci par le biais de sa socialisation familiale, et s’est donc constitué de lui-même un capital culturel tout à fait conséquent. Ce capital est marqué par la prégnance d’œuvres légitimes, auxquelles il a progressivement accédé, notamment par le biais de l’école, puis des études supérieures et des rencontres qu’il y a faites (et en particulier son épouse).

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auteur et par genre, selon les pièces. Dans le bureau au rez-de-chaussée (pièce à vivre aménagée avec des fauteuils en cuir et une table basse, pour recevoir si besoin), trois grandes étagères d’environ 2m50 de haut et 1m de large ornent le mur principal, dans lesquelles on trouve « les valeurs indiscutables, les trucs de référence. […] Et y’a les piliers » : les « beaux livres » (livres d’art –peinture, musique, sculpture-, belles éditions), à portée de main lorsque l’on est assis dans les fauteuils, ses auteurs préférés et « importants » ainsi que ceux de son épouse (de nombreux ouvrages de Philippe Sollers, Erik Orsenna, Jean Echenoz, J.M.G Le Clézio, Marcel Proust, Collette, Henry Miller). « Il y a aussi les livres dont on a beaucoup du même auteur » et des livres d’histoire qui côtoient quelques biographies (Joseph Kessel, Albert Camus), tout en haut de l’étagère. Des livres « qui se montrent », « faits pour être feuilletés, regardés », selon Christian. Sur une autre étagère, plus étroite et située à gauche des trois premières, sont rangés les « livres de femme » : grands auteurs féminins (Marguerite Yourcenar, Nancy Huston, Zoé Valdes) ainsi que la collection intégrale des livres de Françoise Dolto, entre autres. Sur une dernière étagère le long du mur opposé, sont entreposés des encyclopédies et dictionnaires. Parcourant des yeux les trois étagères principales, il constate : « ouais, là y’a que du bon ! ». D’autres livres sont entreposés au sous-sol : ce sont essentiellement des livres de poche, ceux « qui n’ont pas trouvé leur place ailleurs » et « dont on pourrait se séparer » : de la poésie, du théâtre, de nombreux guides de voyage, des livres de travail de son épouse… Il n’est pas anodin que ces livres « sans importance » ou presque soient relégués loin des regards à la cave, sur trois étagères tout de même, une petite et deux grandes (environ 1m60 de haut pour 2m de large). Sur le palier du premier étage, enfin, trois grandes étagères identiques à celles du bureau, sur lesquelles on trouve essentiellement des romans policiers, quelques séries (Jean-Christophe Rufin ou l’intégrale des Léo Malet, par exemple), « d’autres classiques, mais en poche », ainsi que d’autres livres d’histoire, ce qui fait réagir Christian B. : « je sais pas pourquoi ils sont là, tiens. Le classement est approximatif ! » Sans oublier deux étagères remplies de bandes dessinées (environ 400 albums, allant des séries complètes de Tintin ou d’Astérix et Obélix à l’intégrale de Corto Maltese), dans les WC. Léo M. dit être « un moyen lecteur, c’est-à-dire qu’en moyenne je lis 3 à 4 livres par mois. En comptant ceux que je lis pour mes études, environ 8, plus un essai tous les deux mois. C’est surtout des romans, des classiques. » Sa bibliothèque est située dans sa chambre chez sa mère, à Bordeaux. Une haute étagère près du lit comprend la majeure partie de ses ouvrages : totalement désordonnée, elle est composée de plusieurs centaines de livres. En 22

bas à gauche, on trouve un « rayon » géopolitique, histoire et géographie. Sur la droite, un autre « rayon » comprend les « grands penseurs », des ouvrages de philosophie et de poésie. Au-dessus, sur la deuxième étagère, on trouve les langues (anglais et allemand). Plus haut, une petite collection de bandes dessinées et de mangas, ainsi que de nombreux Picsou Magazine, conservés avec affection depuis son enfance. « Le premier rayon est classé, les autres non », concède-t-il, expliquant qu’il ne porte aucune attention au classement de sa bibliothèque : « ce n’est pas classé du tout, mais je sais pertinemment où sont mes bouquins en permanence ». D’autres livres sont éparpillés dans le reste de la pièce : en tas sous et sur le bureau, un maelström où voisinent un Code de la route et Roland Barthes, des ouvrages de musique ou de littérature latine ainsi qu’un « Vocabulaire technique et pratique de la philosophie », un San Antonio, Jean Giono, Jean Baudrillard, « des écrits sur le jazz de Boris Vian, du Shakespeare et du Henri Miller ». « Putain c’est le bordel », s’amuse-t-il avant d’ajouter que « tous les livres importants sont à Paris », où il finit ses études. Sousentendu, les livres « importants » sont les ouvrages universitaires, ceux dont il a l’usage dans le cadre de ses études. Beaucoup de ses livres semblent avoir été acquis au cours de ses deux années de classe préparatoire et de ses études de lettres : c’est la raison de la forte présence d’ouvrages universitaires consacrés à la littérature latine ou à la littérature française du Moyen-âge ; de même, des écrits de Kant en allemand, les œuvres intégrales de René Char, une anthologie de la littérature classique ou des ouvrages techniques (comme une méthodologie du commentaire de texte) témoignent d’un profil de lecteur qui peut en grande partie se comprendre par son parcours scolaire. S’il présente donc un profil de gros lecteur, d’ailleurs probablement hérité, de son propre avis, de sa mère professeur de français et de ses grands-parents instituteurs, on remarque qu’il ne prête pas une grande attention à ses livres, qui sont rangés à l’emporte pièce, voir simplement empilés les uns sur les autres et qui pour beaucoup d’entre eux sont en assez mauvais état. Antoine R. déroge un peu à la règle. S’il ne possède pas énormément de livres par comparaison avec les autres enquêtés (environ une centaine) et ne lit pas beaucoup de littérature classique23 (« Je lis aussi des romans, mais en termes de classiques, je suis pas un gros descendeur»), il a « commencé à lire très, très tôt, et ça c’est évident que c’est lié au milieu social. Vers 4-5 ans, [il] lisai[t] déjà. Des petits contes, des belles histoires, des

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A ce sujet, plusieurs travaux ont montré qu’une fraction importante des étudiants des IEP ne présente pas de rapport lettré au livre. Lisant peu de romans – à l’exception des contemporains indispensables – et beaucoup d’essais au sens large, ils témoignent d’un rapport plus utilitaire à la lecture, au sens où celle-ci constitue un impératif scolaire.

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BD… » La lecture s’apparente d’autre part chez lui à une sorte de pulsion ; il explique avoir des phases « boulimiques » d’un ou deux mois, au cours desquelles il lit beaucoup : « la dernière fois que j’ai lu de la littérature classique, ça devait être il y a un an, un an et demi, avec Les Trois Mousquetaires, mais je me suis fait l’intégrale en un mois, c’est encore une grosse boulimie. Mais c’est vraiment irrégulier, même si je peux m’en enquiller assez souvent. Depuis six mois c’est un peu compliqué [il est en stage depuis le mois de février et rédige par ailleurs son mémoire de fin d’études], mais je me suis quand même fait les trois Millenium en un mois et demi, c’est déjà pas mal… ». Son grand intérêt pour la politique se retrouve dans ses lectures : « il y a les essais politiques qui m’ont intéressé assez tôt. Des biographies écrites par des mecs comme Frantz-Olivier Gisbert, où il y a des verbatim avec une analyse derrière, ça j’adore. » Sa bibliothèque, une étagère dans sa chambre au domicile de ses parents, comprend un certain nombre de « best sellers » comme Dan Brown, J-K Rowling ou Marc Lévy. Comme dans le cas de Jacques D., nous n’avons pas pu réaliser cet entretien chez lui et nous lui laissons donc le soin de commenter sa bibliothèque : « Il y a un bon tas de BD : des Tintin, des Astérix, des trucs de fiction politique comme « Jour J », de la BD historique… Après j’ai les petits ouvrages d’enfance, les Petit Ours Brun, tout ça… Ça c’est plutôt de l’affectif, je remets rarement le nez dedans, hein ! J’ai aussi quelques mangas. Et puis j’ai un petit peu de classique : du Proust, du Stendhal, 7 ou 8 Alexandre Dumas, Du Contrat Social et De l’esprit des lois, quelques bouquins de science politique, du Raymond Aron, du Hannah Arendt… J’ai une petite collection de volumes cartonnés sur les grands personnages historiques : il y en a une trentaine, sur Churchill, Gandhi ou de Gaulle… Et une grosse encyclopédie du 20è siècle. » Lui non plus n’a pas établi de système de classement à proprement parler ; « les BD sont avec les BD et les livres avec les livres, sans autre forme de classement qu’un rapprochement entre les séries et les auteurs dont j’ai plusieurs livres ».

B) Plaisir de lire et autres pratiques de lecture

On constate par conséquent une forte similitude des profils de nos enquêtés à travers non seulement l’importance numérique de leurs bibliothèques respectives, mais aussi leur composition : on y détecte une présence non négligeable de classiques et de grands auteurs. Ainsi, Emile Zola, William Shakespeare, Henry Miller, Stendhal, Marcel Proust et un grand 24

nombre d’ouvrages historiques, entre autres, sont des lectures communes à nos lecteurs de presse satirique. Ceux-ci ont par ailleurs eu recours, au cours de nos entretiens, à de nombreuses références littéraires maîtrisées dans leur emploi et l’illustration de leurs propos. Jacques D., faisant référence à ce qu’il juge être le rôle du Canard enchaîné, cite par exemple Camille Flammarion : « J’ai lu un truc de lui où il écrivait : « Cela remet à leur juste place les discours véhéments de nos politiciens », quelque chose dans ce goût-là. Ça a gonflé mon égo, de voir qu’un mec comme ça pensait la même chose que moi des politiques! » De même, Léo M., au sujet de ce qu’il juge comme une attitude intellectualiste voire hautaine de certains auteurs de Charlie Hebdo, déclare ainsi: « en fait j’ai l’impression qu’aujourd’hui ils se disent « on est des journalistes, des penseurs, on a lu des poèmes de Lautréamont… » Leurs bibliothèques présentent par ailleurs un certain équilibre entre « grands » livres et auteurs et lectures de divertissement, littérature et essais, et démontrent un éclectisme significatif d’une grande curiosité littéraire. Dans leur discours et leurs pratiques de lecture, se dégage en outre un véritable plaisir de lire ; Christian B., évoquant le moment où il lit habituellement, fait part d’une frustration liée à la lecture au lit, forcée par son emploi du temps chargé : « je lis au lit parce que quand je bosse j’ai pas le choix, mais j’aime pas ça, y’a des trucs qui s’y prêtent pas… Tu lis un chapitre par soir avec les yeux qui se ferment, tu sais même pas ce que tu lis. Par contre en vacances, je peux me faire un bouquin en une aprèm. C’est un vrai plaisir ça, de se faire un livre en une demijournée ! » Le plaisir ici évoqué s’apparente à la lecture « boulimique » d’Antoine R., dont nous avons déjà fait état. Jacques D., quant à lui, confie qu’il « ne peu[t] pas [s’] endormir sans lire ». Très attachés à l’objet livre, Christian B. et son épouse avaient, un temps, créé des sortes de fiches de prêt, comme celles d’une bibliothèque, insérées dans les livres. « On s’en est jamais servi en fait… Je n’aime pas prêter mes livres, mais ça ne veut pas dire que je ne le fais pas. Tu sais d’avance qu’un livre prêté sur deux ne revient jamais. » S’ils n’en ont jamais réellement fait usage, l’idée de ces fiches de prêt révèle tout de même une grande attention portée au livre, également symbolisée par le fait qu’ils ne cornent jamais les pages de leurs ouvrages, dont la plupart sont en très bon état. En ce qui concerne la lecture de la presse, nos lecteurs s’avèrent être assez différents. Jacques D., par exemple, ne lit pas la presse, si ce n’est Le Canard enchaîné (« ce qui m’évite de lire La Croix et L’Humanité », ajoute-t-il), qu’il lit très régulièrement (« toutes les semaines à 99% ») depuis 1981. A l’opposé, Antoine R. se qualifie lui-même d’ « énorme consommateur de presse » : « Je peux avoir des journées boulimiques où je 25

m’achète Aujourd’hui en France, Libé, Marianne, L’Equipe… En moyenne, pendant ces cinq ans [de scolarité à Sciences Po, qu’il identifie comme le déclencheur de sa lecture quotidienne de la presse] je pense que j’en ai acheté un par jour, au moins. En PQR [presse quotidienne régionale], je lis essentiellement Ouest-France, parce que c’est mon coin, ça s’intéresse à ton petit canton, c’est l’effet de proximité qui est hyper important dans le fait d’acheter la presse. » Il est en outre un lecteur très régulier du Canard enchaîné, qu’il lit «toutes les semaines ou presque depuis qu’ [il a] 14-15 ans » : « dès que j’ai eu de l’argent de poche en rab’, je me suis acheté Le Canard, qui est le premier journal que je me suis acheté avec mes propres sous. Bon c’était aussi pour me la péter devant les copains au lycée, d’avoir un truc comme ça, vachement marrant… » Il lit également quotidiennement la presse numérique et le rythme et la diversité de ses lectures d’information sont évidemment à mettre en relation avec sa carrière professionnelle naissante : futur journaliste, la lecture de la presse est pour lui un impératif professionnel s’inscrivant dans un rapport plus utilitaire à la lecture, ce qui n’efface cependant pas le plaisir qu’il en retire et la relation personnelle qu’il a établi avec elle. « Assez tôt, je lisais les gros titres du journal qui traînait sur la table de la cuisine. J’aime bien raconter pendant mes entretiens d’embauche que le premier truc que j’aie jamais lu, c’est un titre de journal, en général ça fait son petit effet ! Et c’est presque ça en plus… Donc j’en suis venu assez vite à lire la presse, vers 11-12 ans, et notamment avec la présidentielle de 2002 : le choc avec Le Pen au 2nd tour, tu vois cet effarement partout autour de toi et dans le pays, tu te dis qu’il y a quelque chose d’énorme qui se passe et ça te pousse à t’y intéresser. » Encouragé par son professeur d’économie en classe de Première, il s’est également abonné à Alternatives Economiques à l’âge de quinze ans (il est en avance d’un an sur une scolarité habituelle). A mi-chemin entre les profils de Jacques D. et d’Antoine R., Christian B. est un consommateur important de presse nationale et régionale, quotidienne et hebdomadaire: « je lis la presse régionale : Sud-Ouest, 3 à 4 fois par semaine. Le Monde, 3 à 4 fois par semaine aussi. Et puis Le Nouvel Obs et Télérama, auxquels je suis abonné et que je feuillette comme ça… » ; des lectures auxquelles il faut ajouter une presse magazine musicale : il est abonné à deux magazines mensuels consacrés à la guitare, qu’il pratique depuis ses 18 ans. Il était également « un lecteur assidu de Charlie Hebdo de 16 à 25 ans [soit dans les années 60 et 70], et des publications satellites : Hara Kiri et Charlie Mensuel24 […] Avant, je ne lisais pas 24

Cette distinction ne correspond pas à différentes « époques » de lecture : ces trois publications, qui paraissaient simultanément, étaient en réalité très différentes. Charlie Mensuel était exclusivement un journal de bandes dessinées pour adultes, sans véritable dimension satirique. Quant à Hara-Kiri, il a continué de paraître après la

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Le Canard enchaîné, mais aujourd’hui je dois le lire environ 10 fois par an. Pendant un mois je vais le lire toutes les semaines, puis pas du tout pendant trois mois… Donc c’est pas régulier et ça dépend de l’actualité. Mais Le Canard, ça m’est venu plus tard. Ça doit faire 20 ans, je dis ça au pif. » Il ne lit cependant que très peu la presse numérique, à la différence de Léo M., dont cette dernière est l’outil principal d’information : il fréquente régulièrement des sites d’information tels que LeMonde.fr et Rue89, et lit « de temps en temps » Télérama, auquel sa mère est abonnée. Il est enfin lecteur occasionnel de Charlie Hebdo.

La première partie de notre enquête est donc riche en enseignements. Elle nous montre des trajectoires d’individus faisant partie de la classe moyenne, voire moyenne supérieure, possédant une compétence politique solide et se plaçant à la gauche de l’échiquier politique ; ils ont par ailleurs des profils de « gros lecteurs » détenteurs d’un capital culturel élevé. Audelà de l’apparente unicité des profils généraux de nos enquêtés, surnagent des différences et des nuances significatives, à la fois dans les origines sociales complexes des uns et des autres (les témoins de l’ascension sociale) et dans leur degré de politisation (l’engagement radical des uns par comparaison aux sensibilités humanistes des autres). Si instructives soient-elles, les ressemblances que nous venons de souligner ne sont pas pour autant spécifiques aux lecteurs de presse satirique. Il convient alors de s’interroger sur la nature réelle de cette pratique particulière que constitue la lecture de la presse satirique, et notamment de la représentation que chacun s’en fait. Répondant à un profil général similaire, se rejoignent-ils autant dans leur trajectoire seconde de lecteur de presse satirique ? En d’autres termes, cette dernière ne constitue-t-elle pas, en fin de compte, leur principal point commun ? Bien qu’ils partagent cette pratique, nous verrons que les discours de ces individus vis-à-vis de l’objet presse satirique et de sa représentation divergent en de nombreux points. Les mécanismes d’interprétation et d’appropriation propres à chacun, qui président à la lecture de la presse satirique et que nous allons mettre en lumière, tendent à orienter notre réflexion vers la prise en compte de l’expérience tout à fait personnelle qui se met en place au cours de la lecture de la presse satirique. L’importance du discours et de la parole des enquêtés se révèle ici fondamentale : c’est en effet par la mise en avant de l’analyse, forcément subjective, du lecteur lui-même, que nous parviendrons à discerner plus clairement les logiques à l’œuvre création de Charlie Hebdo et même après qu’il a cessé de paraître ; ce titre était cependant moins identifiable pour Christian B. et semble avoir surtout été le réceptacle de l’humour « bête et méchant » : « c’était plus l’objet de Choron et de ses conneries… », estime Christian, qui lisait les trois publications à la même période, mais explique simplement que « le journal satirique, c’était Charlie Hebdo ».

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dans le fait de lire la presse satirique. Cette pratique se dévoilera par conséquent sous des contours aussi nombreux et variés que le sont les profils des lecteurs eux-mêmes, préfigurant de l’idée selon laquelle il n’existe pas de profil idéal-typique du lecteur de presse satirique, mais bien une multitude de trajectoires de lecteurs.

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Chapitre II : La presse satirique, une lecture rassembleuse ?

Après avoir évoqué les éléments socioculturels constitutifs des trajectoires des enquêtés, nous allons ici nous attacher à restituer les fondements sociaux de leurs discours sur la presse satirique. Nos entretiens ont été orientés autour de plusieurs questions qui nous semblaient déterminantes dans la constitution d’une trajectoire de lecteur de cette presse, tout en laissant une large part au dialogue et aux digressions des enquêtés. Cette marge de manœuvre les a souvent conduits à illustrer leurs propos par des anecdotes ou des références qui permettent, indirectement, de donner plus de corps à des propos parfois laconiques. L’étude du discours et plus généralement des représentations par rapport à un objet familier fait également la force de ce travail, dans la mesure où celui-ci ne se focalise pas sur des critères quantitatifs et matériels. Nous traiterons par conséquent dans ce développement des interprétations et analyses des lecteurs au sujet de la presse satirique et de leur propre lecture de celle-ci, et non d’éléments factuels vérifiés. Certaines de ces analyses viennent cependant confirmer quelques-unes de nos hypothèses de départ, ainsi que des travaux consacrés à notre objet d’étude. La mise en relation d’une série d’éléments d’analyse tirés des entretiens tend à faire apparaître des différences substantielles entre les lecteurs de notre enquête. Si la lecture de la presse satirique constitue un point commun objectif entre eux, ces derniers s’opposent radicalement sur la représentation qu’ils s’en font (Section 1), les motivations qui justifient cette pratique (Section 2), leur attitude au moment de la lecture, les mécanismes d’appropriation qui se mettent en place à ce moment-là et notamment le degré d’analyse critique qu’ils démontrent par rapport à l’objet de leur lecture (Section 3), ou encore la sélection du contenu qu’ils opèrent au sein de leur journal (Section 4).

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Section 1 : Le rôle de la presse satirique, des représentations très variées

Le premier point de divergence entre nos enquêtés est le rôle qu’ils assignent à la presse satirique. Plus précisément, certains d’entre eux répondent négativement à la question directe de savoir si elle a en effet un rôle à jouer. Pourtant, en creusant un peu les discours, apparaissent en filigrane des éléments qui s’apparentent à une position que doit prendre la presse satirique, des idées et un état d’esprit à défendre. En cela, et malgré leur réponse première, il nous est permis de considérer que la presse satirique revêt bel et bien un rôle dans leur esprit. Dans un deuxième temps, ceux d’entre eux qui considèrent qu’elle remplit en effet un rôle, sont en désaccord sur la nature et l’importance de celui-ci.

A) Le Canard enchaîné, un « dénonciateur » pourfendeur de vérités officielles

Ce premier rôle est évoqué par Christian B.: « Oui, elle a un rôle à jouer qui est de lutter contre le confort intellectuel de la langue de bois officielle, d’être un aiguillon, un contrefeu, un rappel à l’ordre, de lutter contre l’emprise des communicants. Ça t’autorise à dire « Séguéla est un con » et non pas le respecter parce qu’il gagne plein de pognon en faisant de la pub. Ça c’est valable pour Le Canard. » Selon lui, Le Canard enchaîné revêt en quelque sorte les habits d’un défenseur de la vérité, en se posant comme un rempart aux mensonges en tous genres et en alertant le « citoyen » au sujet d’éventuelles manipulations de l’information venues du monde politique et de celui de la communication. « Le Canard lutte à l’intérieur du système pour la probité, contre la corruption, contre la connerie, pour le civisme. C’est plus une lecture citoyenne.» Apparaît alors une notion essentielle de notre enquête : la lecture de la presse satirique en général, et du Canard enchaîné en particulier, est ici considérée comme un acte citoyen, une attitude réellement politique au sens où le fait d’aller chercher des informations moins formatées et plus dérangeantes symbolise à lui seul une prise de position politique, le refus de rester passif face aux pouvoirs en place.

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Jacques D. fait quant à lui partie des enquêtés qui répondent spontanément non à la question. Sa réponse est cependant surprenante et semble motivée par une incompréhension : « je pense pas… De toute façon, dès que des gens sont en carte [membres d’un parti ou d’un syndicat, ndr], si on leur fait comprendre que c’est pas bien de le lire, ils arrêtent. » Comprenant notre question comme le fait de savoir si Le Canard enchaîné défend des intérêts particuliers et plus précisément politiques, il oppose un refus immédiat. En sousmain, cette lecture remplit à son avis une fonction autrement plus importante, qui est celle de faire la lumière sur « les magouilles des puissants » : « Ça m’ouvre les yeux, ça me décille si on veut. […]Je suis comme un cocu qui se sait cocu, mais moi au moins je sais qui baise ma femme quoi… » On retrouve ici l’idée selon laquelle Le Canard enchaîné révèle des vérités cachées au sujet du fonctionnement du monde politique et des institutions de l’Etat. Ce rôle est par ailleurs évoqué par Laurent Martin, auteur d’un ouvrage de référence sur Le Canard enchaîné25 ; s’appuyant pour son travail en partie sur le courrier des lecteurs reçu et conservé par le journal, il décline dans un article de la revue Vingtième siècle plusieurs points de la relation existante entre le journal et ses lecteurs, et notamment les vertus que les seconds reconnaissent au premier : «on appréciait encore dans Le Canard enchaîné qu’il fît de la recherche de la vérité son premier devoir, qu’il dénonçât " toutes les lâchetés, les vilenies, les pompeuses hypocrisies d’un monde toujours plus égoïste et hostile " ; " J’apprécie la façon dont vous dites la vérité, vous allez toujours droit au but " ; " Le Canard est le seul à porter le flambeau de la vérité " »26. Plus prolixe, Antoine R. décline la question du rôle de la presse satirique de différentes manières. La première de ses déclinaisons tient au journalisme d’investigation qui caractérise Le Canard enchaîné : « On se demande souvent si une presse d’investigation en bonne santé est un gage de bonne santé démocratique d’un pays. C’est une question à plusieurs étages : une des réponses est oui, puisque la liberté de la presse fonctionne, et il faut se réjouir qu’on puisse traiter les « affaires » ; la deuxième réponse est non, puisque si les « affaires » sortent, c’est qu’il y a des comportements dans l’appareil d’Etat qui ne sont pas démocratiques. Je pense que de ce côté-là, la presse satirique, et à plus forte raison Le Canard, a un rôle à jouer. C’est Albert Londres qui disait qu’il fallait « porter la plume dans la plaie » : il y a un rôle de dénonciateur, pour faire en sorte que les politiques qui seraient 25

Martin Laurent, Le Canard enchaîné, Histoire d’un journal satirique (1915-2005), Nouveau Monde Editions, 2005 26 Martin Laurent, Pourquoi lit-on Le Canard enchaîné?, Vingtième Siècle, revue d’histoire. N°68, octobredécembre 2000, p. 2.

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tentés de faire ces choses qui sont illégales, amorales et anormales, se disent que ça peut ressortir à un moment donné. Ça laisse penser que cette presse satirique peut être une menace pour l’homme politique. » Le premier rôle qu’il identifie est donc celui de « dénonciateur » des comportements déviants du personnel politique, de « menace » pour les hommes et femmes politiques qui les adopteraient. Selon lui, il s’agit donc tout autant d’un pare-feu visant à prémunir la société contre ces comportements que d’un contrepouvoir agissant a posteriori, qui dévoile et condamne ces mauvaises actions. Une analyse que partage Christian B. : « Et ça sert à montrer aux puissants que les infos circulent, que là où ils croient être cachés, eh ben non, y’a de la lumière sur eux et on les voit faire. » Cette fonction est donc spécifique, selon Antoine R., à la pratique du journalisme d’investigation par le journal satirique qu’est Le Canard enchaîné.

B) Charlie Hebdo, un « provocateur » porteur d’un esprit de contestation

Le rôle que Christian B. considère être celui d’autres titres de presse satirique est radicalement différent : « Charlie Hebdo alimente plus la révolte genre anarcho-gauchiste […] Charlie Hebdo et Hara Kiri, je pense que ça donnait du contenu à ma révolte. Ça étayait, quoi. C’était ma référence intellectuelle de l’époque. Parce que là-dedans il y avait l’irrespect, la révolte contre les vérités toutes faites, contre l’ordre établi, les mensonges officiels et la raison d’Etat… C’était une période… On sortait du pompidolisme, qui incarnait la droite autoritaire, et puis il y avait Giscard. Pour nous c’était un pseudomodernisme de gadget. L’idée, c’était de ne pas s’en laisser compter, de mettre en évidence le ridicule. » Moins informationnel que Le Canard enchaîné, bien que collant de près à l’actualité, le Charlie Hebdo que lisait Christian B. dans les années 70 ne représentait donc pas pour lui une source de vérités non-officielles, mais un rempart idéologique contre des codes et valeurs qu’il contestait à l’époque. On discerne donc dans son discours deux rôles bien distincts : d’un côté, une certaine presse satirique vient contrer le politique sur son terrain, en déjouant par l’apport de vérités officieuses le piège de la communication officielle ; de l’autre, une autre forme de presse satirique se place sur le terrain idéologique pour désacraliser les éléments fondateurs de la morale d’Etat, en foulant au pied l’ensemble

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des valeurs et des mythes d’une société jugée comme réactionnaire, et peut en ce sens être qualifiée d’entrepreneur de morale, au sens entendu par Becker27. Léo M. prolonge en quelque sorte cette idée. Ainsi, concernant l’ancien Charlie Hebdo et Hara Kiri, il estime que « ça a participé à faire progresser la liberté d’expression, et de toute expression, au moins pendant une époque. C’était hyper graveleux, tout en se disant qu’il y avait des idées derrière ». C’est ce qu’il nomme « le satirique bien compris » : sous des dehors de provocation frontale, le propos recèle selon lui des nuances et des idées qui sont d’autant plus puissantes qu’elles sont implicites. Il s’empare alors de trois exemplaires récents de Charlie Hebdo pour faire un « petit commentaire de texte » : « pour certaines choses, c’est quand même pas mal qu’ils soient en face du Nouvel Obs et de L’Express pour le dire. L’islamophobie, par exemple, même si c’est pas hilarant une « Une » qui dit « islamophobie : faut-il avoir peur du petit Jésus ? »28, c’est quand même mieux que le Nouvel Obs. En fait j’ai l’impression qu’aujourd’hui ils se disent « on est des journalistes, des penseurs, on a lu des poèmes de Lautréamont… » C’est plus médiocre, c’est donneur de leçon, un peu bien-pensance de gauche. Ils ne font plus de blagues gratuites qui n’en sont pas en fait, comme le flan avec marqué « caca » dessus29. Des blagues ou des articles en apparence gratuits, mais qui en fait ont un sens. Ça, je crois que j’en n’ai pas trouvé dans les 10 derniers Charlie que j’ai lus. C’est plus engagé, ça veut trop… c’est comme si les gars osaient moins faire des trucs qui risquent de pas être compris. » A travers ce propos, on devine dans l’esprit de Léo M. une certaine conception de la presse satirique : celle-ci est à son sens la tenante d’une posture provocatrice, qu’il ne faut pas comprendre ici comme une attitude primaire de défi, mais bien comme l’habillage d’une pensée construite et contestataire, par opposition au conformisme et à la bien-pensance ambiants. Cette presse satirique se doit, pour Léo M., d’oser bousculer les codes et valeurs de la société (le flan portant l’inscription « caca » pouvant ici s’interpréter comme la remise en cause d’un certain puritanisme) autant que ses tabous (aborder le sujet sensible de l’islamophobie en feignant de calquer sur la foi chrétienne les ressorts de l’intégrisme musulman), de repousser les limites de l’acceptable et du politiquement correct, au risque de faire primer le trait d’humour sur la clarté du message. L’autre élément principal de son raisonnement réside dans l’évocation de l’apathie de la presse traditionnelle : la différence

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Becker Howard, Outsiders, Paris, édition A.M Metailé, 1985 (première édition 1963). Charlie Hebdo n° 966, décembre 2010 (voir en annexe) 29 Hara Kiri n° 77, février 1968 (voir en annexe) 28

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principale qui existe selon lui entre la presse satirique et la presse d’information générale ne réside pas fondamentalement dans les thèmes abordés et les sujets traités, mais bien dans la manière de le faire. Et puisque la seconde n’a pas réellement vocation à s’immiscer dans le débat idéologique voire philosophique, c’est un rôle dont il estime qu’il incombe presque naturellement à la première – mais encore faut-il que celle-ci l’assume. Et c’est là le troisième élément de son analyse : s’il n’était pas né pour connaître l’apogée de titres comme Charlie Hebdo et Hara Kiri, il connaît cependant assez bien ces journaux, à travers notamment les albums « collector » qui ont été édités ces dernières années ; il déplore alors un manque d’audace caractérisant le Charlie Hebdo actuel par comparaison avec son aîné, qui « osait » assumer cette remise en cause permanente du « sacré » et du tabou. Le titre actuel verse selon lui dans une prise de position plus intellectuelle, voire intellectualiste et hautaine, qui se solde, d’une part, par une efficacité moindre de son propos et, d’autre part, par la redéfinition de son rôle (de presse de contestation intellectuelle, elle devient moralisatrice et presse d’opinion). Il s’inscrit néanmoins en faux contre l’idée, développée par Christian B., selon laquelle la presse satirique joue un rôle de politisation des lecteurs et d’alimentation de leur réflexion : « Est-ce que ça a un rôle ? Je pense que si tu viens chercher le contenu, c’est que t’es déjà convaincu, donc non. Y chercher une autre opinion, je me vois difficilement faire ça avec Charlie, ça ne m’ouvre pas de voie vers d’autres angles de réflexion ». Là où Christian B. voyait en Charlie Hebdo une sorte de « guide », une référence intellectuelle, Léo M. disqualifie par conséquent cette fonction de l’hebdomadaire satirique. Ce désaccord entre nos deux lecteurs d’un même titre tient certainement à l’évolution qu’a connue celui-ci au fil du temps et notamment à la « normalisation » de Charlie Hebdo depuis sa « résurrection » en 199230. Cette évolution fera l’objet d’un prochain développement, mais il nous est d’ores et déjà permis de constater que les divers rôles que les lecteurs assignent à la presse satirique sont fonction de leurs interprétations personnelles, tout autant que des caractéristiques intrinsèques des titres considérés. Précisons par ailleurs que ces deux points de vue développés par Léo M. ont été, au cours de l’entretien, énoncés dans l’ordre inverse de la présentation que nous venons d’en faire ; interrogé sur l’existence éventuelle d’un rôle de la presse satirique, notre lecteur a donc spontanément balayé la question, avant de concéder à la presse satirique le rôle dont nous avons fait état.

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Minerve Marin Valérie, Charlie Hebdo, “une liberté paradoxale”, Réfractions n°10

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C) Le Canard enchaîné ou la désacralisation du politique

Le deuxième rôle qu’Antoine R. confère à la presse satirique et plus spécifiquement au Canard enchaîné, est celui de désacraliser l’imagerie inhérente au monde politique et aux hommes qui le constituent : « Il y a un autre rôle, qui tient plus au côté satirique : c’est de ramener les hommes politiques sur terre, au moins aux yeux des lecteurs, des spectateurs du spectacle politique. Quand on les voit à la télé, sur les plateaux, c’est des dieux, ils sont sublimés. Alors qu’en réalité ils ont aussi leurs bassesses, leurs lâchetés, leurs fourberies. Ça les rend humains, et accessoirement ça leur dégonfle le melon, ce qui n’est pas plus mal. » Pour lui, ce second rôle est en revanche tributaire du caractère satirique du Canard enchaîné, et non de sa fonction informative. Antoine R. rejoint donc Christian B. et Jacques D. quant au rôle de dénonciateur que joue Le Canard enchaîné, et ajoute à cela la fonction de désacralisation du monde et des hommes politiques : ces deux rôles, on le voit, concernent exclusivement l’objet-même du Canard enchaîné, le politique au sens large. Quant aux lecteurs, Antoine considère, à la différence de Christian B. mais à la suite de Léo M., que la presse satirique n’a pas de fonction spécifique vis-à-vis d’eux : « Après, est-ce qu’il y a un rôle auprès du lecteur, je ne crois pas. Si tu l’achètes, c’est parce que t’as déjà plus confiance dans le corps politique, que t’es déjà désillusionné. Est-ce que ça va changer mon vote, non […] Il ne faut pas prêter trop de pouvoir à la presse : à mon avis, ce qui domine c’est l’effet de renforcement des dispositions : si ça te fait changer d’avis, c’est parce qu’à la base tu n’es pas politisé. Or, à mon avis, les lecteurs du Canard sont pour une extrême majorité politisés. »

Ces lecteurs fournissent par conséquent une multiplicité d’analyses. Certaines se rejoignent ou se complètent, d’autres s’opposent assez radicalement. Il ne faut pas occulter ici l’attachement très variable des lecteurs à leur journal : si Christian B. et Antoine R. témoignent d’une affection réelle envers, respectivement, Charlie Hebdo et Le Canard enchaîné, il n’en va pas de même pour Léo M. et Jacques D. Bien que lecteur inconditionnel du Canard enchaîné, ce dernier montre un certain détachement par rapport à ce journal ; quant à Léo M., il n’est pas tout à fait surprenant de le voir minimiser la fonction de Charlie Hebdo, lui qui ne le lit pas régulièrement, et fait preuve à son égard d’une attitude critique sans concession (ce que nous développerons plus loin). La profondeur de l’analyse et la 35

densité du rôle conféré à la presse satirique semble ainsi dépendre en partie du degré d’attachement du lecteur à son journal : les deux lecteurs de notre enquête qui accordent des rôles « importants » à leurs journaux satiriques, par de longs développements argumentés, sont aussi ceux qui témoignent d’un rapport très étroit et profond à leur publication31. Ces oppositions dans l’interprétation et la représentation des fonctions de la presse satirique se prolongent par l’importance plus ou moins grande dont ces fonctions sont créditées par nos enquêtés. Celle-ci semble être en partie fonction des fondements dudit rôle. Ainsi, Léo M. décompose-t-il l’importance du rôle de la presse satirique eu égard à la distinction entre les différentes fonctions qu’il a opérée plus haut: « Ca dépend : si ce rôle c’est d’être un leader d’opinion, je suis pas sûr que ça soit d’une utilité fantastique. C’est bien qu’il y ait un témoin de ces opinions-là, mais bon, c’est limité. Par contre, si le rôle c’est de pousser les bornes, alors là c’est hyper utile. C’est pour ça qu’ils font encore des trucs bien comme les caricatures de Mahomet32 ou « charia hebdo »33 : c’est bien que ça existe, même si c’est pas forcément bien fait. »34 Au sujet de ces fameuses caricatures de Mahomet, Christian B. rejoint totalement l’analyse de Léo M. : ne lisant plus ce journal depuis plus de vingt ans, il explique ainsi que « ça [lui] a procuré un certain contentement de voir qu’il y avait encore des mecs pour tenir cette ligne-là, la libre pensée, l’athéisme… ». On constate cependant une certaine minimisation de la fonction purement idéologique de la presse satirique (au sens où celle-ci assume et défend une idéologie politique en particulier) : tout comme Antoine R., Léo M. considère que ce rôle n’a pas réellement lieu d’être, partant du sentiment selon lequel le lecteur, politisé en amont, ne retire pas d’utilité particulière de la répétition d’idées politiques qui sont déjà siennes. Parmi les divers rôles évoqués par nos enquêtés au sujet de Charlie Hebdo, celui qui semble recouvrir la plus grande importance est donc celui d’être un contradicteur, le tenant d’un esprit de provocation visant à générer une réflexion en profondeur sur les fondements de la société : « C’était surtout provo à fond, estime ainsi Léo M., mais pas toutes les provocations ; la provocation médiocre, ça sert à rien. Dans les anciens numéros, il y avait les idées de libération des mœurs, des corps… tu vois un mec chier des tampax devant des gens outrés, c’est vachement plus 31

Nous aborderons ce point dans notre deuxième partie. Charlie Hebdo, numéro spécial du 8 février 2006 (voir en annexe) 33 Charlie Hebdo, n°1011, 2 novembre 2011 (voir en annexe) 34 La publication dans Charlie Hebdo des caricatures danoises de Mahomet, qui avaient suscité une violente polémique internationale en 2005 et 2006, revient d’ailleurs dans les propos de plusieurs des lecteurs, anciens ou actuels, de Charlie Hebdo. Ce point fera l’objet d’un développement ultérieur. 32

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« révolutionnaire » que maintenant, en mode " je tape dans le tas à coup de masse pour casser les murs ". »

Section 2 : Des motivations très différentes

Pourquoi lit-on la presse satirique ? C’est pour répondre à cette question que nous nous sommes intéressés aux motivations des enquêtés. A l’instar du rôle qu’ils assignent à leur lecture, les lecteurs de presse satirique présentent les raisons qui les poussent à acheter ces journaux de manières très différentes. Ces motivations permettent de mettre en lumière certains des mécanismes à l’œuvre chez les lecteurs et donc d’affiner un peu plus les contours de leurs profils. Ceux-ci sont non seulement variables d’un lecteur à l’autre, mais aussi et surtout d’un titre de presse satirique à l’autre. Si certains cherchent à s’informer (A), d’autres regardent la presse satirique comme un outil de politisation (B), alors que l’humour et le rire restent des arguments majeurs en faveur de la lecture de la presse satirique (C).

A) S’informer

A contre-courant de l’idée reçue qui réduit souvent la presse satirique à l’humour, spécialement à travers la caricature, le contenu informationnel des journaux satiriques exerce sur les lecteurs une attraction particulière. Une motivation qui ne revient toutefois que dans le discours des lecteurs du Canard enchaîné, comme Jacques D. : « Je ne lis que Le Canard, parce qu’ils rendent compte de ce qui foire. Je pense que je l’ai lu pour la première fois en 1981 : j’étais en Syrie quand Mitterrand a été élu, et là-bas ils ne recevaient que le Figaro Littérature et Le Canard enchaîné. Alors je lisais Le Canard parce que je me suis rendu compte qu’ils commençaient déjà à le grattouiller sous les orteils. […] Ils font de l’investigation, ils sortent des affaires… » L’information qu’il y trouve lui paraît ainsi indispensable : « il y a énormément de gens qui ne savent pas ce qui se passe, je suis sidéré de voir le vide qu’il y a chez les jeunes. C’est à peine s’ils savent que la Terre tourne ! » Cette volonté d’information est par ailleurs alimentée par ce qu’il interprète comme des manquements de la presse « traditionnelle » : « Je regarde les infos à la télé et souvent j’y 37

vois des trucs qui étaient dans Le Canard avec une journée d’avance, et qui y étaient vachement montés en pointe. Parfois, aux infos, ils reparlent des mêmes choses, et soit ils appuient fortement, soit c’est pas traité ou très peu. Je suis retraité et je me lève tôt, alors j’écoute tout. Mais, dans Le Canard, il y a l’envers du décor, une info plus dense. Moi, j’ai pas la mémoire pour me rappeler qu’untel, qui aujourd’hui dit quelque chose, avait dit l’inverse il y a six mois. » Recherchant une information plus « confidentielle » que celle fournie par les grands médias nationaux qu’il consulte également, Jacques D. voit également dans Le Canard enchaîné un rappel constant des propos, faits et gestes des personnages publics, par opposition à un rythme médiatique trop élevé, selon lequel les informations se succèdent et qui ne laisse que trop peu de place aux retours en arrière et à la prise de recul. Lecteur occasionnel du Canard enchaîné, mais aussi, nous l’avons vu, gros consommateur de presse généraliste, Christian B. partage cette motivation : « je lis Le Canard enchaîné parce que quand on commence à parler d’affaires, de trucs polémiques, j’aime bien savoir jusqu’à quel point on a des infos, jusqu’où elles vont, parce que c’est là [dans Le Canard enchaîné] qu’elles sont le plus aigues, plus que dans la presse normale. Ils ont les infos les plus chaudes, les plus précises. Elles sont plus près de la source et plus détaillées, moins retraitées, moins remises en forme. » Le Canard enchaîné est donc lu en premier lieu parce qu’il est considéré comme le « journal des affaires », le symbole du journalisme d’investigation35. Il est la publication vers laquelle se tournent des lecteurs avides d’une information qu’ils pensent ne pas trouver ailleurs et à laquelle ils accordent plus de crédit qu’à celle dispensée par les médias d’information générale. Antoine R. ne fait pas autre chose qu’appuyer cette idée : « il y a un côté satire, mais aussi un côté investigation, qui est extrêmement important. Claude Angeli dit qu’ils essayent d’inclure dans leur journal tout ce que le citoyen doit savoir avant d’aller voter. Je suis d’accord avec ça. […] On se rend pas forcément compte de la portée du Canard, mais ils en ont sorti, des trucs ! Depuis quelques temps, on parle beaucoup de valeurs comme la moralisation de la vie politique, mais on n’en a jamais autant parlé que pendant l’affaire des diamants de Bokassa ou les fameux cigares de Christian Blanc. Il y a un rôle très moraliste dans ce que fait Le Canard, mais qui est très propre à lui, qui n’est pas lié à la presse satirique en soi. » On remarque ici la différenciation, opérée par les lecteurs, entre la dimension satirique et la dimension

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Laurent Martin, dans l’ouvrage que nous avons déjà cité, a d’ailleurs montré comment l’investigation avait peu à peu pris une place centrale dans le travail du Canard enchaîné à partir des années 70.

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journalistique du Canard enchaîné, celui-ci appartenant à parts égales à ces deux genres bien distincts. Aux yeux de ses lecteurs, Le Canard enchaîné est donc un journal à part, en avance sur les autres médias et plus précis que ces derniers sur les mêmes sujets, ce grâce à des relations étroites avec leurs sources et une précieuse implantation dans le milieu politique : « ils vont jusqu’au bout, et ils ont un côté très mystérieux, poursuit Antoine R. Ils ont le pouvoir d’attirer à eux des hommes et femmes politiques, ils sont assez séduisants pour faire parvenir toutes ces infos à eux, de la part d’hommes et de femmes politiques qui savent pourtant qu’ils ne seront pas épargnés pour autant. C’est du pouvoir, et en l’utilisant à très bon escient. » Il explique également comment cette relation particulière du Canard enchaîné au monde politique attire vers lui des lecteurs désireux de connaître la face cachée de la politique, mais susceptibles ensuite d’apprécier un tout autre contenu: « j’y cherche de l’écho politique, c’est sûr. Mais je crois que c’est surtout le produit d’appel du journal, pour amener le lecteur vers les papiers de fond, les enquêtes et les révélations de la troisième page. Ils sont connus pour dévoiler les dessous de la politique, la vie de couloirs, mais ça amène le lecteur à s’intéresser aux autres pages. » Lecteur de Charlie Hebdo, Léo M. illustre la nuance qui existe entre ce journal et Le Canard enchaîné en ce qui concerne le contenu informatif des deux publications. Si Charlie Hebdo présente bel et bien de réelles informations, il les considère comme trop orientées et elles ne motivent en rien sa lecture, à l’exception de quelques rubriques isolées : « Ce n’est vraiment pas lié à la politique ou à l’actualité, je n’y vais pas chercher de l’info. Pour ça, dans l’idéal, il faudrait que je lise Le Monde et ensuite voir le point de vue de Charlie, mais je ne le fais jamais. C’est trop orienté d’emblée. C’est pas que c’est des mauvaises infos, mais par exemple quand tu lis « l’Huma », t’as pas d’info, c’est un truc d’opinion. Rien que dans l’orientation du ton, je ne peux pas être sûr que les infos ne sont pas choisies en fonction de l’opinion du journaliste, plutôt que de tout présenter, et ensuite de proposer une opinion. Mais, en même temps, c’est pas pour ça qu’ils sont là. Je crois qu’ils font de l’opinion ou un type de présentation, plutôt que de l’info elle-même. Après il y a des infos qu’on ne trouve pas ailleurs avec autant d’insistance, donc je vais les chercher dans Charlie Hebdo, comme « le réfugié reconduit à la frontière du mois »36. Mais les autres infos, c’est pas dans Charlie Hebdo que je vais les chercher. […] Je trouve que souvent c’est de la réaction pour faire de

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Chronique « L’expulsé de la semaine » en page 7 de Charlie Hebdo

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la réaction, et ça me casse les couilles. Par exemple, quand un article commence par 12.000 phrases d’antisarkozysme ultra-revendiqué avant même d’attaquer le sujet… » L’opposition soulevée par Léo M. entre, d’une part, une présentation « équitable » intellectuellement d’un fait ou d’un événement pour la compléter ensuite, éventuellement, par une opinion personnelle et, d’autre part, le traitement de l’information par le seul développement d’opinions et d’idées politiques propres au rédacteur (donc sans véritable souci d’objectivité journalistique), semble indiquer, dans son esprit, la classification de Charlie Hebdo dans la presse d’opinion ou militante. Le rapprochement qu’il établit avec l’hebdomadaire L’Humanité est significatif de la représentation qu’il se fait de Charlie Hebdo comme d’un journal engagé et « orienté ». Il considère en cela que la présence d’un journalisme d’opinion au sein des pages de Charlie Hebdo réduit la dimension informative de ce dernier, l’opinion étant ici clairement différenciée de l’information.

B) Se politiser

Si la recherche de l’information semble spécifique aux lecteurs du Canard enchaîné, c’est le contenu politique qui prime dans la lecture de Charlie Hebdo : Léo M., nous venons de le voir, le rejette pour sa trop grande partialité (démontrant par là même son importance et l’attrait qu’il peut exercer sur d’autres lecteurs); à l’inverse, Christian B. y trouvait une sorte de guide politique : « ça orientait tes opinions personnelles, tes arguments. Des trucs dont on n’avait pas la moindre idée et sur lesquels on avait une opinion parce que Delfeil en avait parlé. On gobait, on y croyait, on avait l’impression d’assimiler des connaissances qui n’étaient pas mainstream, de la contestation. […] C’est politique, mais ça te dit pas quel bulletin mettre dans l’urne. Ça aiguise la conscience du citoyen. Ça doit conduire à ce que les gouvernants ne se sentent pas intouchables. Le Charlie que j’ai connu, c’était une critique plus radicale qui amène à réfléchir sur les fondements de notre société : le nucléaire, les ventes d’armes… » Là ou le Canard enchaîné est estimé pour les informations inédites qu’il publie, Charlie Hebdo est pour sa part considéré comme le réceptacle d’idées progressistes, contestataires et originales : « il y avait des idées qui n’apparaissaient pas ailleurs, c’était le vecteur de cet état d’esprit [de contestation]. C’était pas comme un journal politique, il n’y avait pas une ligne… c’était quand même des individualités qui avaient leur production, avec des trucs qui te plaisaient et d’autres pas. […] A l’époque, 40

parmi les gens politisés, il y avait plein de trotskistes, et eux ils n’aimaient pas du tout Charlie, parce qu’avec Charlie, tu marches pas au pas cadencé derrière un drapeau. Pour nous, c’était se forger une conscience sans être embrigadés, c’était critique par rapport à tout… » Cette analyse ne vaut certainement, cependant, que pour l’ « ancien » Charlie Hebdo : créé à la fin des années 60, il fut en effet inscrit dans une ligne de pensée novatrice et acérée, précédant, préparant37 et succédant aux événements de Mai 68. « Ressuscité » en 1992 dans un contexte idéologique et politique radicalement différent, l’hebdomadaire a depuis fait valoir d’autres idées, tout en tentant de maintenir en vie l’esprit qui animait son aîné38. En outre, cette politisation par le biais de la presse satirique correspond pour ce lecteur à un moment précis et clairement identifié de sa vie : « c’est la révolte diffuse des 20 ans. […] C’était la conjonction d’une adolescence, qui est logiquement un moment d’opposition et de révolte, et d’une époque où le couvercle avait été sérieusement maintenu. Et il y avait autre chose : l’ouverture à l’écologie, avec un journal qui s’appelait La Gueule Ouverte39, c’était la même équipe. Moi j’adhérais totalement à ces thèses écologistes. Je me rappelle m’être engueulé avec un ingénieur des eaux et forêts de l’Aubrac qui plantait des pins là-bas, alors que normalement c’est des hêtres. Alors on lui disait que ce qu’il faisait c’était dégueulasse, qu’il détournait la nature pour faire du fric, tout ça… On était aussi anti-nucléaire… On était des post-baba immédiats. On était les enfants de 68, mais cinq ans derrière. On était barbus, on avait les cheveux longs et on portait des sabots… » Il apparaît donc que cette recherche de contenu politique et idéologique répond à une période

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Lors de l’émission de Michel Polac, Droit de réponse, en 1982 consacrée à la « mort » de Charlie Hebdo, François Cavanna, à la suite de Pierre Desproges, maintient ce qu’il a toujours soutenu : « 68 est né de Hara Kiri, et non pas l’inverse ». 38 Le 14 mai 2009, invité par l’équipe d’Acrimed dans le cadre des « jeudis d’Acrimed », Stéphane Mazurier, auteur d’un ouvrage de référence sur l’histoire de Charlie Hebdo (Bête, méchant et hebdomadaire. Une histoire de Charlie Hebdo (1969-1982), Buchet-Castel, 2009), termine son intervention par les propos suivants : « Jusqu’à la fin des années 90, ce Charlie Hebdo là pouvait, à mon sens, apparaître comme un héritier moderne du vieux journal satirique. […] Et puis les combats que mène ce Charlie Hebdo ne me semblent pas être en contradiction avec ceux qu’avait mené l’ancien […] La mutation de ce journal satirique d’assez bonne tenue en une espèce de bréviaire de la morale dominante, s’est effectuée très progressivement. […] Et pour être honnête, je pense que ce Charlie Hebdo trahissait déjà largement son prédécesseur avant que n’éclate la fameuse affaire Siné en juillet 2008. [Cette affaire], c’est aussi un signal fort que pour Val, Charlie Hebdo ne doit pas être ce brûlot libertaire qu’il était il y a trente ans, mais un journal respectable, défendant, je cite Val ici, « une socialdémocratie exigeante ». […] Bon, Sarkozy a désigné Val comme président de France Inter, c’est sans doute une bonne nouvelle. Peut-être pas pour France Inter, mais en tout cas pour la presse satirique ; c’est une bonne nouvelle parce qu’elle perd l’un de ses plus grands fossoyeurs, elle perd le profanateur de la sépulture qu’était Charlie Hebdo, et on peut espérer, je ne sais pas, que sans Val Charlie Hebdo retrouvera peut-être un peu de son âme […] » 39 Fondé en 1972, La Gueule Ouverte était un journal écologiste et politique, dont la rédaction comptait les signatures, entre autres, de Cavanna, Reiser, Cabu et Pierre Fournier, son fondateur.

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spécifique de la vie de l’individu en pleine construction de son capital politique ; l’évolution et le parcours biographique, ainsi que l’affermissement des idées personnelles, peut alors (et nous le verrons dans un prochain développement) rendre moins pressant ce besoin de politisation partiellement assouvi par la lecture de la presse satirique.

C) « Se marrer un bon coup »

Peut-être plus triviale, mais probablement aussi plus proche de l’essence de la presse satirique, la troisième raison qui pousse nos enquêtés à lire la presse satirique est tout simplement le rire qu’elle provoque. Le sens premier du terme « satire » comprend d’ailleurs cette notion d’humour, à travers la ridiculisation de l’objet qu’elle critique. La totalité de nos enquêtés, à l’instar de Christian B., partagent cet attrait principal pour l’aspect humoristique de leurs journaux satiriques : « Charlie Hebdo c’était aussi la grande rigolade, un fond de gauloiserie qui faisait marrer tout le monde. […] Au-delà des idées, en achetant Charlie, on espérait aussi se marrer un bon coup, c’est sûr. Et puis l’intelligence de Cavanna et de Delfeil, tu savais pas sur quel objet elle allait se poser cette semaine… Les couvertures c’était vachement important, et il y avait l’idée des couvertures auxquelles vous avez échappé, ça c’était génial. Et puis c’est ce qu’ils cherchaient au départ, faire marrer. » Cette dimension humoristique, Antoine R. l’évoque en premier lieu lors de l’énoncé des raisons pour lesquelles il lit Le Canard enchaîné, avant même la recherche d’information: « c’est très drôle, il y a un style qui ne cesse jamais de me surprendre. C’est impressionnant parce qu’au cours du temps, ils doivent se répéter souvent : ils ne peuvent pas fabriquer l’actualité, alors quand c’est un peu mou, ils ressortent des trucs, et puis ils reviennent souvent sur les mêmes choses. Et pourtant ça marche à chaque fois. […] Je lis les minimarres parce que ça me fait marrer de voir tournés en ridicule des hommes et femmes qui se présentent sur des plateaux télé ou radios avec des airs de sérieux exagérés, sur-joués. Dans Le Canard, ils perdent leurs oripeaux. En même temps j’ai été élevé aux Guignols, alors ça aide à aimer ce genre de choses. Je suis content de voir qu’il y a encore de la place pour se marrer, tout en traitant avec grand sérieux l’actualité, la politique, l’économie… » Jacques D. évoque lui aussi, quoi que plus furtivement, l’importance que revêt le rire dans sa lecture de la presse satirique : « je trouve que c’est un peu la maison de jeux des enfants. On 42

le lit, on rigole bien, et puis on le referme et la récré est finie, voilà. » De son côté, Léo M. laisse transparaître à demi-mots cet attrait pour la dimension humoristique de Charlie Hebdo, un journal qu’il ne lit ni pour s’informer ni pour se politiser, mais dont le rire est l’arme principale. C’est, selon lui, l’essence de la presse satirique que de faire passer son message à travers ce vecteur : on retrouve cette idée dans son admiration pour Hara Kiri et l’ « ancien » Charlie Hebdo, dont l’humour caustique, « graveleux », souvent scatologique et toujours « provocateur » dont il se délecte, se mettait, selon lui, au service d’une critique systématique des fondements les plus absurdes de la société et de la culture française et, audelà, de la civilisation occidentale. Les raisons qui peuvent expliquer la lecture de la presse satirique sont donc, vraisemblablement, aussi nombreuses que les lecteurs eux-mêmes. Nos enquêtés ne sont pas à la recherche des mêmes choses lorsqu’ils lisent la presse satirique, même si l’isolation analytique des journaux satiriques montre une certaine convergence des points de vue. Les pratiques de lecture des enquêtés sont elles aussi très variées, au premier rang desquelles l’analyse critique dont ils font preuve au cours de la lecture.

Section 3 : Une lecture plus ou moins critique

L’analyse critique réalisée par les lecteurs vis-à-vis du contenu des titres de presse satirique révèle des mécanismes d’appropriation plus ou moins forts. Ainsi, nous avons pu isoler trois profils ou trajectoires possibles de lecteurs de presse satirique : le lecteur critique (A), le lecteur convaincu (B) et le lecteur mesuré (C).

A) Un lecteur critique

Etre lecteur d’un journal n’empêche pas de se montrer critique vis-à-vis de ce dernier. C’est en tout cas ce qui ressort de notre entretien avec Léo M., qui fait montre d’une position bien moins que complaisante à l’égard de Charlie Hebdo : « globalement, ce qui me fait marrer, 43

c’est quelques types que j’aime bien, mais pour le reste, souvent quand je finis un article, ça ne m’a rien apporté et ça ne m’a même pas fait rire. » Il est assez surprenant de voir ce lecteur exprimer un manque d’intérêt tout à fait certain pour sa lecture. En réalité, le constat n’est pas aussi radical qu’il n’y paraît : Léo M., nous l’avons vu, lit essentiellement Charlie Hebdo pour le rire que cela lui procure ; cette motivation est en partie concrétisée, puisqu’il identifie des auteurs précis dont les rubriques, articles ou dessins, remplissent ce rôle (François Cavanna, par exemple). « Mais bon, dans un journal satirique, y’a 20% maxi qui te font marrer, c’est normal. » Plus qu’un désintérêt total ou un véritable dénigrement du contenu de Charlie Hebdo, il s’agit donc plus vraisemblablement d’un haut niveau d’exigence à l’égard d’un journal qu’il apprécie malgré tout. Son attitude critique semble trouver sa source principale dans les manières de faire du journal, avec lesquelles il est en désaccord assez manifeste : il déplore principalement l’obsession antisarkozyste de Charlie Hebdo, ainsi qu’une mécanique d’opposition systématisée qui caractérise et affaiblit, selon lui, le propos du journal. Concrètement, il attend de cette publication une plus grande finesse des idées défendues et des façons de les mettre en lumière et stigmatise avant tout les tentatives d’humour qu’il juge ratées. Surtout, il semble être en quête d’un état d’esprit plus que d’un contenu spécifique, la finalité du propos pouvant à son sens excuser les éventuelles faiblesses avec lesquelles il est tenu. Enfin, il nous est permis de penser que cette critique sévère de Charlie Hebdo reflète chez lui une attitude intellectuelle d’ordre général, qui s’exerce sur de multiples objets (la presse mais aussi la littérature, la politique, le cinéma ou la musique) et qui résulte de la mise en œuvre fréquente, au cours de ses études littéraires, d’un argumentaire analytique complet et détaillé, de l’habitude de l’analyse sémantique et du commentaire de texte.

B) Un lecteur convaincu

Christian B., en revanche, symbolise le profil d’un lecteur convaincu. A travers ses mots se dégage le lien intellectuel extrêmement fort qu’il ressentait avec Charlie Hebdo et l’adhésion totale aux idées qu’il promouvait et défendait. Un de ses propos que nous avons déjà cité illustre parfaitement ce phénomène : « Des trucs dont on n’avait pas la moindre idée et sur lesquels on avait une opinion parce que Delfeil en avait parlé. On gobait, on y croyait, on avait l’impression d’assimiler des connaissances qui n’étaient pas mainstream, 44

de la contestation. » On discerne ici une absence quasi-totale de distanciation par rapport au contenu du journal, celle-ci s’exerçant presque exclusivement à l’occasion de discussions entre amis autour des articles et dessins publiés, discussion conduisant la majeure partie du temps au ralliement à la thèse défendue dans les articles et dessins en question. Il érigeait à l’époque Charlie Hebdo au rang de guide intellectuel et François Cavanna, son fondateur, à celui d’ « exemple ». Un exemple qui orientait non seulement les questions sur lesquelles il semblait bon d’avoir une opinion, mais aussi la façon d’aborder ces questions et l’idée qu’il fallait, in fine, en retenir. Nous verrons dans un prochain développement, consacré au lien qui unit les lecteurs à leur journal, comment ce rapport fusionnel à Charlie Hebdo s’est peu à peu effrité et les raisons pour lesquelles il s’en est, à un moment donné, détourné.

C) Un lecteur mesuré

Au confluent de ces deux profils extrêmes en existe un troisième : celui du lecteur qui manifeste un attachement réel à son journal et qui se trouve en accord avec la majorité de son contenu, sans toutefois verser ni dans l’admiration, ni dans l’aversion. Antoine R. explique ainsi, au sujet du Canard enchaîné : « Ils m’ont toujours habitué à un contenu assez qualitatif. Dans l’ensemble, j’ai peu de raisons d’être déçu. Pourtant, j’en attends beaucoup de lui, et c’est la meilleure façon d’être déçu, mais c’est vraiment rarement le cas. » Il s’agit là d’une sorte de lecteur raisonné, un lecteur « bon public ». Fait surprenant, les deux lecteurs qui, dans notre enquête, présentent ce profil, sont aussi les deux seuls lecteurs fidèles et assidus du Canard enchaîné. En effet, Antoine R. et Jacques D., tout en prêtant au Canard enchaîné un grand nombre de qualités et le portant en haute estime, se sont régulièrement montrés mesurés dans leurs analyses, notamment en ce qui concerne le rôle qu’ils accordent à la presse satirique. Cette réserve n’empêche cependant pas leur adhésion générale à l’identité et au contenu de leur journal. Un comportement commun à ces deux lecteurs est par ailleurs symptomatique de cela : ils sont les deux seuls de notre enquête à lire leur journal dans sa quasi-totalité, indifféremment des auteurs ou des thèmes abordés, comme nous allons le voir dans le développement qui suit, consacré aux pratiques de lecture de la presse satirique que nous avons pu observer chez nos enquêtés.

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Section 4 : Des pratiques de lecture éclatées

Ici aussi, les lecteurs s’avèrent avoir des pratiques fortement différenciées, confirmant l’idée que la presse satirique n’est pas un objet que l’on peut aborder d’un seul bloc : souvent clivant, le contenu génère un mécanisme de rejet autant que d’approbation. La plupart des lecteurs mettent en œuvre une logique de sélection de leur lecture à l’intérieur du contenu du journal, qui s’opère majoritairement en fonction de critères affectifs et de goûts. Certains lecteurs, en revanche, lisent leur journal en intégralité ou presque. La prise en main et la lecture du journal oscillent donc entre des lectures ciblées ou évitées (A) et une lecture indifférenciée (B).

A) Des lectures sélectives : ciblage et évitement

Dans la continuité de son profil de lecteur critique et difficile, Léo M. opère une stricte sélection du contenu de Charlie Hebdo qu’il lit : « par exemple je le lis pour le « conflit d’intérêt de la semaine », ou la chronique de Pelloux40. Ce genre de trucs bien faits qu’il y a dans Charlie Hebdo, même si le reste est chiant. Je lis certains articles, comme ceux de Cavanna, mais vraiment pas tout le journal. » Nous avons par ailleurs précédemment cité son attrait pour la chronique « L’expulsé de la semaine » ; il est intéressant de constater que ce lecteur, qui dit lire Charlie Hebdo pour des raisons essentiellement humoristiques, ne cite parmi les rubriques qu’il identifie clairement dans ce journal, que des chroniques qui n’ont pas à proprement parler vocation à faire rire : mis à part la rubrique tenue par François Cavanna, ces chroniques sont relativement sérieuses et traitent de problèmes concrets qui, s’ils peuvent être parfois présentés sous des atours satiriques, visent avant tout à provoquer une indignation véritable chez le lecteur. Il est donc bien loin de lire le journal dans sa totalité et cible à l’avance des rubriques et auteurs bien précis. Autre point significatif, Christian B., qui n’a que rarement lu Charlie Hebdo depuis sa reparution en 1992, n’identifie clairement dans ce journal que la rubrique tenue par Patrick Pelloux. Lui-même praticien hospitalier, il abhorre cette chronique de la vie ordinaire d’un service d’urgences :

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« Histoires d’urgences » de Patrick Pelloux, en page 7 de Charlie Hebdo

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« la chronique de Pelloux dans Charlie, j’aime pas. Je peux te raconter les mêmes histoires. Lui il a choisi de raconter ça, moi, par mon comportement quotidien, professionnel, j’essaye d’éviter ces trucs-là. Ça m’amuse pas de raconter ça. Il faut être constructeur plutôt que de se repaître des critiques. » Il lui est donc arrivé de lire ce journal, sans pour autant être marqué (positivement ou négativement) par son contenu, si ce n’est cette rubrique bien spécifique, qui a attiré son attention du fait du lien évident qui existe avec sa propre profession. En revanche, concernant le Charlie Hebdo dont il était un lecteur assidu, il identifie parfaitement les différents auteurs et dessinateurs : « j’adorais Reiser, j’aimais bien Cabu, moyennement Wolinski, j’adorais Cavanna et Delfeil de Ton. Je détestais Willem par contre. Mais Delfeil, j’étais fan. Ses textes étaient ciselés, nickel… Et Reiser parce que Reiser c’était fabuleux, il était génial… Il y avait Gébé dans l’équipe, « l’An 01 », j’étais à fond là-dedans.» Il témoigne ainsi d’une excellente connaissance de son journal et des membres de l’équipe rédactionnelle ; sa lecture était donc, elle aussi, relativement sélective et guidée par une certaine hiérarchisation des auteurs, même s’il lisait tout de même Charlie Hebdo dans sa totalité ou presque. S’il ne lit qu’occasionnellement Le Canard enchaîné, il démontre là aussi une connaissance profonde du journal et notamment de sa mise en page, sa lecture étant encore plus sélective que pour Charlie Hebdo : « au Canard il y a Yann Emptaz, Yvan Audouard il me semble… J’adore le grand article de la première page. Page 2, il y a le petit encadré en haut à gauche, et j’adore cette page dans son ensemble, les petites nouvelles. La quatrième de couverture, comme la « Une ». En fait je lis la « Une », la 2, la dernière et le reste éventuellement, si le sujet m’intéresse. […] Pas les contrepèteries41 par contre, ça j’aime pas du tout, ça me fait pas du tout marrer. Et les critiques de cinéma et de livres, je les lis pas, je les trouve pas spécialement pertinentes. » Emerge alors le profil d’un lecteur « actif », opérant une logique de sélection interne au contenu du journal grâce à une connaissance détaillée de celui-ci, de ses rédacteurs, dessinateurs, ainsi que de sa mise en page. La hiérarchisation qu’il met en place entre les différentes rubriques et les auteurs témoigne ainsi du refus d’une attitude « passive » au cours de la lecture, qui serait alors indifférenciée et dictée par la mise en page et les choix éditoriaux. Cette différenciation n’empêche d’ailleurs pas systématiquement la lecture presque totale de la publication en question.

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Il s’agit de la rubrique « Sur l’album de la comtesse », en page 7 du Canard enchaîné

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B) Des lectures indifférenciées

A l’inverse, les deux lecteurs inconditionnels du Canard enchaîné sont des exemples d’agents sociaux qui ne mettent en place aucun mécanisme de sélection au cours de leur lecture: « je le prends à la première page et je le lâche pas tant que je l’ai pas fini. Mais ça peut me prendre trois jours, hein ! », déclare ainsi Jacques D., qui lit donc Le Canard enchaîné dans son intégralité hormis, tout comme Christian B., la rubrique « Sur l’album de la comtesse ». Non seulement il n’établit ni distinction ni hiérarchisation entre les diverses composantes du journal, mais il le lit en suivant scrupuleusement la mise en page (de la première à la dernière page). Mieux, il explique faire un véritable effort pour ne pas identifier les différents auteurs du journal : « mais je ne repère pas de rubrique ou d’auteur en particulier, non. En fait, je m’efforce de pas regarder les signatures, car on devient vite accro à la personne qui signe, on est moins objectif par rapport à ce qui est écrit si on sait qui l’a écrit. Donc je n’y prête pas attention. Mais je ne fais pas d’effort pour éviter tel ou tel article ou rubrique. » Il peut paraître surprenant qu’un lecteur systématique du même journal n’identifie pas clairement de rubriques ou d’auteurs favoris au sein de celui-ci; l’on peut toutefois interpréter cette attitude comme le signe d’une grande adéquation entre un journal et son lecteur, le dernier ayant une confiance presque aveugle dans le premier. La recherche d’une objectivité maximale par rapport à l’objet de sa lecture donnée par Jacques D. comme explication à cette indifférenciation est en outre symbolique de l’attitude active du lecteur de presse satirique face à son journal. Antoine R. pratique également une lecture indifférenciée du Canard enchaîné, bien qu’il identifie très précisément les diverses rubriques du journal et leurs auteurs : « Je commence par la première page, et ensuite je lis ce qui m’accroche le plus. Sur la « Une », il y a « la brosse à reluire » ou « le mur du çon », et puis l’édito. C’est difficile, parce qu’il y a tellement de choses à l’intérieur, c’est un journal qui fait huit pages mais à part l’ours, il est blindé, il n’y a que de l’info. J’adore bien sûr Pétillon, surtout à cause de son personnage de détective, Jack Palmer. Il y a Claude Angeli bien sûr, lui c’est le taulier, le papy qui a plus de 80 ans et qui toute les semaines fait sa petite chronique internationale, ça force le respect. La petite chronique judiciaire, « coup de barre », j’aime bien, comme le portrait de la page 7. Depuis peu, je lis un peu les rubriques ciné, mais le côté culture, je le lis moins. C’est ce qui m’attire le moins. » Cette visualisation détaillée de la mise en page du Canard enchaîné, très précise et 48

effectuée de tête, démontre la profonde connaissance qu’a Antoine R. de son journal. Ressort également de sa réponse le pied d’égalité sur lequel se trouvent, dans son esprit, toutes les composantes du journal ou presque : seules les rubriques culturelles (critique littéraire, cinéma, théâtre, etc.) sont réellement laissées de côté. Tout comme Jacques D., il explique par ailleurs lire le journal en suivant la mise en page, à quelques exceptions près : « parfois, ce que je lis dépend aussi de la revue de presse que j’ai entendue le matin à la radio : quand ils annoncent de gros dossiers ou des affaires publiés par Le Canard, il y a un petit sentiment d’excitation quand on l’a entre les mains, un empressement à aller tout droit sur le gros morceau. Donc là je commence par le dossier, et ensuite je reviens à la première page. »

Nous sommes ainsi en présence de lecteurs qui, pour se ressembler sur de nombreux points (notamment en ce qui concerne leur statut social, leur orientation politique, la détention d’un capital culturel élevé et leur pratique intensive de la lecture), n’en conservent pas moins un profil propre de lecteur de presse satirique, qui s’exprime à travers des représentations très personnelles de leur journal et de son (ses) rôle(s), réel(s) ou supposé(s), les raisons pour lesquelles ils lisent cette presse, le degré d’analyse critique dont ils font preuve par rapport à celle-ci et leurs pratiques de lecture. La lecture de la presse satirique, qui constitue entre eux un point commun objectif, génère cependant des phénomènes de différenciation se basant sur des critères tout à fait subjectifs.

La multiplicité de ces profils découle principalement de la particularité de la pratique que constitue la lecture de la presse satirique : cette dénomination générique recouvre en réalité une série d’acceptions relativement éloignées les unes des autres. A ce titre, nous verrons que cette presse génère des lectures faisant appel à des registres émotionnels différents, ainsi qu’un rapport fortement ambigu des lecteurs à leurs journaux.

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Deuxième partie : La presse satirique, une lecture à part

La pluralité des profils des lecteurs-enquêtés semble provenir, pour une large part, de la complexité de l’espace de la presse satirique. Cette dénomination générique recèle en réalité de nombreuses nuances, parfois fondamentales : nous avons ainsi examiné la variété d’interprétations et d’analyses dont un même journal satirique peut être l’objet ; la comparaison des représentations que se font les lecteurs au sujet de journaux différents est également révélatrice. L’attention portée aux mécanismes de réception de la presse satirique doit s’accompagner d’une approche centrée sur le rapport existant entre les journaux satiriques et leurs lecteurs. Aborder ce rapport à l’aune de la seule parole des lecteurs aurait un caractère trop limitatif, la prise en compte de quelques-unes des caractéristiques fondatrices de la presse satirique étant également nécessaire. Il s’agira par conséquent d’examiner les différentes lectures dont ces journaux peuvent être l’objet. Une série d’interrogations orientera notre étude : peut-on identifier des ressorts communs à ces regards et pratiques divergents ? Que représente, pour les lecteurs, le fait même de lire la presse satirique ? Cet acte a-t-il une signification particulière ? Par quels moyens et selon quelles modalités le rapport du lecteur à son journal s’exprime-t-il ? Quelle est la nature de ce rapport ? L’essence de la presse satirique donne-t-elle à voir des indications sur ses lecteurs ? La philosophie et les préoccupations de ces journaux permettent-elles d’identifier un certain nombre d’attributs communs aux lecteurs ? Pour répondre à ces interrogations, le discours des lecteurs sur eux-mêmes et sur leur lecture est, encore une fois, un instrument précieux. Certaines études historiques ayant pour objet un journal satirique en particulier abordent par ailleurs la question du lectorat. S’il est souvent limité, cet intérêt porté aux lecteurs reste très instructif, au sens où il permet de voir le rôle que ceux-ci jouent vis-à-vis de leur journal, notamment à l’occasion d’événements critiques pour ce dernier. Les pratiques des lecteurs de presse satirique s’avèrent ainsi multiples et complémentaires (Chapitre I) : lecture d’ « émotion », de fidélité, et politique tout à la fois, la presse satirique fait l’objet de lectures tout à fait personnelles et plus complexes qu’il n’y paraît. Le rapport du journal satirique à ses lecteurs, d’autre part, est extrêmement ambigu

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(Chapitre II), oscillant entre une « communauté d’idées » profonde et un mécanisme d’attraction-répulsion particulièrement puissant.

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Chapitre I : Les multiples lectures de la presse satirique

Entrant à parts égales dans les mécanismes essentiels de la lecture de la presse satirique, le rire, la frustration et l’affection font de cette pratique une lecture d’ « émotion » (Section 1). La presse satirique a par ailleurs ceci de particulier qu’elle est capable de susciter, chez le lecteur, une séries d’engagements personnels, spirituels et financiers spectaculaires en faveur de son journal, suggérant ainsi qu’il s’agit d’une lecture de fidélité ; une fidélité toutefois relative, notamment dans le temps (Section 2). Enfin, plus proche en cela de son acception commune, la presse satirique est une lecture profondément politique ; mais cette affirmation soulève en réalité une interrogation : la lecture de la presse satirique est-elle en soi un acte politique ? (Section 3).

Section 1 : Une lecture d’ « émotion »

Trois registres « émotionnels » principaux caractérisent la lecture de la presse satirique des lecteurs-enquêtés : l’humour ou le rire (A), la frustration (B) et l’affection (C).

A) Le rire

Lors de l’examen des raisons qui poussent nos lecteurs à lire la presse satirique, nous avons pu constater que l’humour et le rire faisaient partie des motivations principales de la lecture de cette presse. Qu’il réside dans le style d’écriture, le trait du dessin, le trait d’esprit ou l’attitude générale qui consiste à traiter avec désinvolture des événements ou phénomènes pourtant « sérieux », à les tourner en dérision pour mieux en souligner l’importance, l’humour est en 52

effet un des fondements de la presse satirique. Cependant, certains de nos lecteurs ont déploré la présence, dans les pages de leurs journaux satiriques (plus précisément de Charlie Hebdo), d’un humour jugé de piètre qualité, d’un propos soi-disant humoristique mais par trop explicite, voire d’une sorte d’illusion drolatique qui camouflerait en réalité une posture purement politique ou idéologique. La frontière est certes floue entre ce qui est fustigé ici et le « satirique bien compris » dont parle Léo M. : « avant, c’était plus fort parce que c’était moins explicite. La montre Hara-Kiri42 qui, à la place des heures, a des petites inscriptions « boulot, bouffe, caca, baise », etc., sous des dehors de grosse blague potache, elle a du sens. On peut se dire que le message c’est que nos vies sont trop bien réglées, minutées, qu’il n’y a plus de place à l’imprévu, même pour le sexe, qu’on pratique comme on mange un steak… Donc c’est une critique de notre société. Et celui qui fait ça, tout en se posant comme un gros gars, en fait c’est tout aussi fin, largement. » Il semble que ce qui est en jeu ici ne soit pas réellement la qualité de l’humour proposé, mais l’audace et l’état d’esprit qui, selon lui, caractérisent la presse satirique. Cet état d’esprit frondeur, il le juge sur le déclin ; à tout le moins, considère-t-il qu’il s’agit aujourd’hui d’une audace « au rabais » s’exerçant sur des objets quelque peu futiles, et qui ne serait plus motivée que par l’opposition politique frontale et systématique. Cette vision, qui peut paraître réductrice et suscitée par le souvenir d’un « âge d’or » de la presse satirique symbolisé par Hara-Kiri et ses publications satellites, peut être interprétée comme une critique de la « normalisation » de l’hebdomadaire satirique. Par une analyse de la teneur des informations publiées par Charlie Hebdo depuis sa reparution en 1992 mise en perspective avec les propos de quelques-uns des rédacteurs du journal, la sociologue Valérie Minerve Marin montre en effet la prégnance croissante d’une logique de sélection de l’information semblable à celle qui anime la presse « traditionnelle » :

« Cette conduite de suivisme témoigne davantage du souci du rédacteur en chef « d’augmenter la partie chaude de l’actualité dans le journal » et de faire un journal plus en conformité avec ceux de la « presse établie », c’est-àdire politiquement correct. Au final, cela s’apparente à une manipulation des agents –fût-elle inconsciente- dans la logique du champ journalistique par l’imposition de la doxa de la presse conventionnelle. Cet alignement sur la 42

Voir en annexe

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« pensée unique » participe du droit d’entrer dans le champ. Pour réaliser cette normalisation de l’hebdomadaire, un changement de format et de maquette ont été nécessaires. »43

Stéphane Mazurier s’inscrit pleinement dans cette idée, en déclarant par exemple au sujet du Charlie Hebdo des années 90 que « la mutation de ce journal satirique d’assez bonne tenue en une espèce de bréviaire de la morale dominante, s’est effectuée très progressivement. Il y a eu d’abord la guerre au Kosovo, âprement défendue par Val en 99 au nom des droits de l’homme, et il y a eu ensuite les attentats du 11 septembre, qui ont fait basculer, notamment Val encore une fois, vers une espèce de néo-conservatisme, avec une adulation d’Israël, un soutien aux Etats-Unis de Bush, une hantise de l’Islam, on pense à l’affaire des caricatures de Mahomet […] Et pour être honnête, je pense que ce Charlie Hebdo trahissait déjà largement son prédécesseur avant que n’éclate la fameuse affaire Siné en juillet 2008. Parce qu’avant que n’éclate cette affaire, Val avait déjà son rond de serviette sur de nombreux plateaux de télé et radio. Et autant le premier Charlie Hebdo exerçait je dirais une satire globale, exerçait pleinement la satire, c’est-à-dire qu’il se moquait aussi, et avec une grande violence, de la presse, autant celui-ci souhaite vraiment avoir sa place dans le champ médiatique […] Il y a quelques rubriques qui pouvaient encore entretenir l’illusion, et notamment la fameuse rubrique de Siné, « Siné sème sa zone » […] [ Le renvoi de Siné ] est aussi un signal fort que pour Val, Charlie Hebdo ne doit pas être ce brûlot libertaire qu’il était il y a trente ans, mais un journal respectable, défendant, je cite Val ici, « une social-démocratie exigeante ». »44 Cette série de remarques ne concerne donc pas exclusivement l’aspect satirique du Charlie Hebdo des années 90, mais l’hebdomadaire dans sa globalité : les phénomènes mis en lumière par Valérie Minerve Marin et Stéphane Mazurier touchent aussi et surtout à la vie interne à la rédaction (et en particulier la mainmise de Philippe Val sur celle-ci), aux nouvelles logiques de sélection de l’information imposée par la rédaction en chef, à l’orientation générale donnée au journal, ainsi qu’aux mécanismes de censure et d’autocensure qui concernent les rédacteurs du fait de ces évolutions. Aussi large soit-il, ce phénomène de normalisation de Charlie Hebdo affecte tout particulièrement l’humour très particulier pratiqué dans ses pages depuis la 43

Minerve Marin Valérie, Charlie Hebdo, « Une liberté paradoxale », Réfractions n°10, Les anarchistes et internet, Printemps 2003 44 Propos tenus le 14 mai 2009, à l’occasion d’un des « Jeudis d’Acrimed » consacré à la presse satirique, dont il était l’invité.

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création de Hara Kiri en septembre 1960. Autoproclamé « Journal bête et méchant » à partir de son numéro sept, le journal et ses descendants seront les tenants d’une forme d’humour que certains, y compris parmi ses collaborateurs, n’hésitent pas à qualifier de révolutionnaire. « Sous cette appellation provocatrice et ironique se cache un esprit original, teinté de violence et d’humour noir », écrit Stéphane Mazurier45, qui cite également deux des collaborateurs les plus emblématiques d’Hara-Kiri : « Si Delfeil de Ton affirme que « HaraKiri a changé la face de l’humour français », Wolinski pense plus humblement que les journaux édités par le Square46 ont simplement « révélé [celui] que la France adore », un humour « pas conformiste, sans tabou ». » Cet humour sans concession, implacable et intraitable, puise sa force dans la violence avec laquelle il singe ce qu’il dénonce, comme l’écrit Cavanna en 1981: « Une « doctrine » HaraKiri se dessinait, non formulée mais parfaitement mise en action. Pour l’essentiel, on peut la résumer ainsi : Applaudir aux plus beaux exploits de la Bêtise et de la Méchanceté, en en rajoutant, en allant dans le même sens qu’elles mais plus loin qu’elles, le plus loin possible dans leur logique tordue, jusqu’à l’absurde, jusqu’à l’odieux, jusqu’au grandiose. […] Aller au fond des choses. Mépriser les tentations des petites rigolades secondaires. Taper là où ça fait le plus mal, taper comme un bœuf. »47 L’identité éditoriale d’Hara-Kiri et de Charlie Hebdo réside donc essentiellement dans cette critique permanente de la société par le biais de la dérision, dans la dénonciation de l’ignoble grâce à la pratique systématique d’un humour novateur : « L’humour ne saurait être anodin. L’humour est féroce, toujours. L’humour met à nu. L’humour juge, critique, condamne et tue. L’humour ne connaît pas la pitié. Ni les demimesures […] L’humour est un coup de poing dans la gueule […] Rien n’est tabou, rien n’est respectable. Ceci cadrait à merveille avec mon matérialisme intransigeant. Tout rituel, tout symbole, procède d’une attitude magique. Foutons dehors à coups de pied au cul les vieux interdits, à commencer par le bon goût. A continuer par le sacré. »

48

La violence de cet

humour, mise en avant par ceux-là mêmes qui l’ont pratiqué, constitue l’essence de ce qui a souvent été décrit comme « l’humour Hara-Kiri », une dénomination soulignant son caractère avant-gardiste et résolument nouveau. De cet humour, étaient exclus le jeu de mots et « pardessus tout » le calembour, « cette acrobatie stérile, ce tic de petit vieux », ainsi que la 45

Mazurier Stéphane, Bête, méchant et hebdomadaire. Une histoire de Charlie Hebdo (1969-1982), BuchetCastel, 2009, p.165. 46 Les éditions du Square, SARL fondée par Georges Bernier en 1966, éditeront entre autres Hara-Kiri, Charlie Hebdo, Charlie Mensuel et La Gueule Ouverte ainsi que des albums compilant largement des contenus publiés dans ces revues 47 Cavanna François, Bête et méchant, Belfond, 1981, p.206 48 Ibidem

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rosserie, vue comme un artifice visant à « égratigner avec grâce pour montrer comme on est fin », le « gag », « mécanique de précision à déclencher le rire qui vous réduit à n’être qu’un horloger » ou encore l’allégorie, un « dessus-de-pendule » qui « permet de faire comprendre, par analogie, des choses très simples à des gens qu’on estime trop bêtes pour les comprendre sous leur forme directe »49. Apparaît ici une fracture très nette avec la forme d’humour proposée par Le Canard enchaîné : des fractions de ses lecteurs sont friandes, précisément, des nombreux calembours et « traits d’esprit » dont les journalistes se sont fait une spécialité, allant jusqu’à ériger leur maniement au rang d’un « style Canard » reconnaissable, et dont la bonne maîtrise est encore aujourd’hui une des conditions d’entrée (et de longévité) au sein de la rédaction 50. A cet égard, il est particulièrement significatif qu’en « Une », le nom du journal soit encadré par deux cannetons dont le dialogue constitue un calembour. En page 2, chacune des « minimarres » est ponctuée d’un jeu de mots ou d’une remarque sarcastique qui finit de discréditer le propos qui y est tenu. De même, la longévité de la rubrique « Sur l’album de la Comtesse », dédiée à la contrepèterie, est significative de l’attachement des journalistes et des lecteurs du Canard enchaîné à une forme d’humour basée principalement sur le maniement de la langue. Laurent Martin évoque en ces termes les formes principales de l’humour estampillé Canard : « La caricature, la parodie, le burlesque, le démasquage visent des personnes ou des objets « sublimes » et « éminents », c’est-à-dire qui possèdent une autorité et prétendent au respect, soit en isolant et en exagérant tel trait particulier (la caricature), soit en détruisant l’unité entre les paroles et les actions de tel personnage (la parodie, le burlesque), soit encore en attirant l’attention sur une faiblesse propre à ruiner le « sublime » dont les détenteurs du pouvoir cherchent à imposer l’évidence »51. L’objet de cette distinction entre les deux styles très spécifiques à chacun de ces journaux n’est pas d’établir une hiérarchie entre eux, mais bien de souligner ce qui les différencie profondément, et même les oppose. Les formes d’humour pratiquées par eux, et les objets sur lesquels cet humour se porte, sont ainsi fort éloignés les uns des autres ; il est par conséquent nécessaire de considérer que le rire provoqué n’est pas le même d’un journal à l’autre, et que la dénomination « satirique » qui leur est commune recouvre en réalité des conceptions très

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Ibidem Martin Laurent, Le Canard enchaîné, Histoire d’un journal satirique (1915-2015), op.cit. 51 Ibidem, p.74 50

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éloignées52. Il apparaît alors pertinent de considérer que Le Canard enchaîné et Charlie Hebdo ne peuvent se lire indifféremment : les lecteurs n’y cherchent (et n’y trouvent) pas les mêmes choses. Cela, en revanche, n’empêche aucunement un lecteur d’apprécier et de lire ces deux publications. Les motivations qui l’y poussent et les interprétations qu’il en fait sont simplement différentes.

B) La frustration

Plusieurs de nos lecteurs ont par ailleurs affirmé être en accord avec l’idée, évoquée au cours des entretiens, selon laquelle la presse satirique représente un exutoire pour le lecteur, le moyen pour lui d’évacuer un certain nombre de frustrations. « Carrément, carrément !, affirme ainsi Antoine R. Je suis tout à fait d’accord avec ça, et je crois que c’était particulièrement vrai sous Sarkozy. Tu te dis : « arrive mercredi, je vais enfin avoir ma petite revanche personnelle » […] C’est l’avantage des hebdos : tu l’attends avec impatience et t’as toute la semaine pour en profiter. C’est expiatoire, quoi. Par exemple, je trouve inadmissible que des mecs qui gagnent 10.000 balles par mois te disent avec un air contrit qu’il va falloir te serrer la ceinture parce que c’est la crise. Mais moi j’ai aucun pouvoir là-dessus, alors c’est clair que ça fait du bien qu’il y ait un canard pour le dire. » Cette conception de la presse satirique comme le réceptacle des frustrations quotidiennes et des indignations dues au fonctionnement de la société, est également partagée par Christian B. : « c’est un exutoire, ouais. On est pétris de contradictions, tu peux penser un truc mais tu n’y penses que 10% du temps. Le reste du temps, tu fonctionnes presque comme si t’avais une opinion contraire, tu adhères et tu fais partie d’une société qui ne pense pas comme ça et ne fonctionne pas selon tes principes. Mais ça ne t’empêche pas de te défouler en en rigolant, en lisant un journal qui ose dire ce genre de choses… » Jacques D., en revanche, dit simplement « ne pas savoir » si la lecture de la presse satirique fait chez lui office de défouloir pour les nombreuses frustrations dont il a fait état au cours de l’entretien, et qui tiennent principalement aux comportements du personnel politique. Néanmoins, sa métaphore du Canard enchaîné, que nous avons déjà citée, peut s’interpréter en ce sens : « Je trouve que c’est un peu la maison de jeux des enfants. On le lit, on rigole bien, et puis on le referme et la 52

Cette dénomination, d’ailleurs, chacun à son tour s’en est défendu ou réclamé, selon les circonstances.

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récré est finie, voilà. » Ce propos sous-entend que la lecture du Canard enchaîné s’apparente chez lui à un moment de détente, hors du temps et du quotidien et qui permet de s’en détacher (par le rire) mais qui, une fois terminé, laisse à nouveau la place à l’enchaînement des événements et aux contraintes (« la récré est finie » : les choses redeviennent sérieuses). A travers le courrier des lecteurs conservé par Le Canard enchaîné, consulté et analysé par Laurent Martin, se dégage également cette vision de la presse satirique comme d’un « instrument de justice, voire de revanche ou de vengeance » :

« « C’est un régal pour ceux que l’on berne régulièrement et qui prennent ainsi leur petite revanche » ; « Le Canard, c’est un peu, pour nous autres les humbles, une revanche morale et intellectuelle sur notre modeste condition » ; « Vous êtes ou vous paraissez souvent comme une manifestation de cette justice immanente… Continuez, ce sera une compensation à notre impuissance » »53

La presse satirique est par ailleurs vue par les lecteurs dans leur immense majorité comme le vecteur d’idées et d’opinions contestataires, c’est-à-dire, à proprement parler, minoritaires et s’opposant à une norme jugée infondée, arbitraire, restrictive, réactionnaire ou inique. Cette recherche et cette promotion de la contestation peuvent donc s’interpréter comme une réaction à une situation frustrante parce que limitative, un acte symbolique s’inscrivant dans une quête plus large de liberté, à la fois intellectuelle et matérielle. Cette représentation de la presse satirique sous la forme d’un exutoire est par conséquent tributaire d’un sentiment de frustration présent chez le lecteur, qui cherche à l’évacuer. La réciproque est-elle également vraie ? En d’autres termes, peut-on analyser la frustration des lecteurs comme une réaction à la lecture de la presse satirique, comme une grille de lecture ? Il ressort des interprétations des personnes enquêtées sur le rôle de la presse satirique et notamment du Canard enchaîné, que cette lecture leur apporte des éléments de révolte et d’indignation, du fait des révélations qui y sont faites, du dévoilement de pratiques, propos ou comportements qu’ils jugent inacceptables. Selon Christian B., les lecteurs de presse satirique sont en premier lieu « des gens capables de s’indigner » ; Jacques D. démontre en quelque sorte la véracité de cette 53

Martin Laurent, Pourquoi lit-on Le Canard enchaîné ?, op.cit.

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hypothèse : « Alors parfois je lis Le Canard et ce que j’y lis me fait sortir de mes gonds, et avec l’adrénaline je fous le feu au journal. Heureusement qu’avec l’âge, l’adrénaline monte moins vite ! »

C) L’affection

Peut-être plus que d’autres lectures de presse plus « conventionnelles », les journaux satiriques semblent exercer une attraction particulièrement forte. Certains de nos enquêtés entretiennent en effet un rapport très affectif avec leur journal. Certes, la dimension affective est loin d’être étrangère à la lecture de manière générale. Elle en est même un facteur décisif : l’affection portée à un genre littéraire (roman, poésie, fiction, etc.), un auteur ou une tradition littéraire en particulier (le roman noir américain, par exemple), ainsi que le rapport tout à fait personnel au livre en lui-même, sont des moteurs puissants de la pratique de la lecture. Il n’en va pas de même, en revanche, de la lecture de la presse en règle générale : si les lecteurs réguliers d’un journal généraliste peuvent témoigner à l’endroit de celui-ci une certaine affection, qui s’exprime en particulier par leur réluctance à lire une autre publication 54, le rapport affectif semble être ici d’une toute autre nature. Antoine R., évoquant le haut degré d’exigence qualitative auquel Le Canard enchaîné l’a « habitué », déclare ainsi : « dans l’ensemble, j’ai peu de raisons d’être déçu. Pourtant, j’en attends beaucoup de lui, et c’est la meilleure façon d’être déçu, mais c’est vraiment rarement le cas. C’est une relation nonorageuse, sans le moindre nuage. » L’emploi volontaire du terme « relation » souligne ce rapport particulier, presque fusionnel, du lecteur de presse satirique à son journal. Les notions d’attente et de déception présentes au début de son propos jouent le même rôle dans notre analyse, le tout donnant à penser que la « relation » évoquée s’apparenterait presque à une relation humaine. Une autre pratique vient étayer notre propos : celle de Christian B., qui a précieusement conservé de nombreux exemplaires de Charlie Hebdo : « J’ai même gardé des vieux numéros dans un carton. D’abord parce que je suis un peu conservateur. Et puis c’est quelque chose qui m’a plu un jour, ça fait partie de moi. C’était certainement avec l’idée de relire un jour ce qui m’avait tellement plu dans ma jeunesse […] C’est une strate de ce que j’ai été, et je ne 54

Ce phénomène est particulièrement puissant en ce qui concerne la presse quotidienne régionale.

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ressens pas le besoin de faire disparaître ces traces, c’est indiscutable. » Le fait-même d’avoir conservé ces exemplaires témoigne d’une affection particulière envers son journal ; avec le recul, et particulièrement au regard du rang d’icône auquel a été élevé Charlie Hebdo, l’on pourrait penser qu’il s’agit d’un acte somme toute classique, d’une attitude de conservation d’un objet « culte », « vintage » ou « collector ». Cependant, à l’époque où Christian a décidé de conserver ses « vieux numéros », Charlie Hebdo n’avait pas encore atteint ce statut ; d’autre part, ces exemplaires ne sont pas de véritables objets de collection le papier n’est pas d’excellente qualité et l’objet en lui-même n’a pas de valeur en soi, si ce n’est pour ce qu’il représente et son contenu : on pourrait alors arguer qu’il s’agit bel et bien d’objets de collection, dans la mesure où les dessins et articles qui y sont publiés ont pour auteurs des personnages devenus presque légendaires… - et n’ont pas de réelle valeur marchande55. Enfin, l’explication que donne Christian B. de son geste, et la façon dont elle est formulée (« une strate de ce que j’ai été ») ne laissent pas place au doute sur l’importance qu’il accorde à ce journal, et à ce que représente pour lui le fait de l’avoir lu. Laurent Martin décrit par ailleurs en ces mots les « traits qui seront ceux du courrier laudateur conservé par le journal dans les décennies suivantes [après les années 30] : le tutoiement, le ton familier, la personnification et le jeu sur l’animalité sympathique, bref, tout ce qui établit un rapport personnel et amical du lecteur au Canard ».56

Lecture particulière, la presse satirique se décline donc sous trois aspects émotionnels majeurs : le rire, la frustration et l’affection. Cette lecture d’ « émotion » se double par ailleurs d’un autre phénomène significatif des pratiques de lecture de nos enquêtés : la fidélité relative de ces derniers à leur journal.

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A ce sujet, la plupart des « bouquinistes » des quais de Seine, par exemple, vendent des vieux numéros d’Hara-Kiri et Charlie Hebdo, à environ 5€ pièce. 56 Martin Laurent, Le Canard enchaîné […], op.cit., p.142

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Section 2 : Une lecture de fidélité relative

L’affection sincère dont témoignent les lecteurs-enquêtés relève d’un rapport de fidélité à leur journal, qui peut s’exprimer de manière assez spectaculaire, notamment au travers d’un soutien personnel et financier (A). Cette fidélité est-elle pour autant à l’épreuve du temps ? Si certains de nos enquêtés sont des lecteurs réguliers de leur journal depuis plus de quarante ans, d’autres, en revanche, s’en sont détournés en raison d’un parcours personnel entré en contradiction avec la philosophie de leur journal (B).

A) Le Canard enchaîné, les abonnements et les appels au lecteur

L’analyse de certains des moments les plus critiques de l’histoire du Canard enchaîné, où les difficultés économiques mettaient en péril la survie du journal, témoigne de l’indéfectible fidélité qui liait - et lie toujours - les lecteurs à l’hebdomadaire satirique. C’est certainement à ces lecteurs, auxquels il fit régulièrement appel, que Le Canard enchaîné doit sa survie. En effet, au-delà de l’abondant et flatteur courrier qu’il recevait de leur part, l’hebdomadaire a pu compter sur le soutien financier de ses lecteurs que son fondateur, Maurice Maréchal, appelait ses « amis ». Au sortir de la Première guerre mondiale, entre autres rationnements, le papier était soumis à de sévères restrictions ; se refusant encore et toujours à placer dans ses pages des encarts publicitaires pour palier son manque de liquidités, Le Canard enchaîné, n’eut d’autre choix que de faire appel à ses lecteurs, sous la forme d’un appel à souscription lancé par Maurice Maréchal. « Au début de l’été 1923, Maurice Maréchal avait envoyé aux abonnés du Canard enchaîné une lettre dans laquelle il expliquait la grave crise financière que traversait le journal, son refus d’augmenter davantage le prix de vente ou de recourir à la publicité et leur demandait de souscrire des bons remboursables. Devant le succès – impossible à vérifier- rencontré par sa requête, il décida de faire appel à l’ensemble des lecteurs ; il lança donc à titre personnel des bons dits du Canard enchaîné, des bons de cent francs remboursables au bout d’un an […] Le 26 décembre 1923, 40.000 francs avaient déjà

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été rassemblés et au début de 1924, le Canard pouvait annoncer le plein succès de l’emprunt, qui fut ensuite très rapidement remboursé. »57 Avant même d’en arriver là, le journal avait déjà mis ses lecteurs à contribution : dans une démarche de fidélisation de sa clientèle et dans l’optique de s’assurer un flot régulier de rentrées d’argent, l’hebdomadaire avait lancé des campagnes en faveur de l’abonnement et avait même invité ses lecteurs à faire campagne pour lui, en assurant la promotion du journal. « Comme le rappelait l’avis paru dans le numéro daté du 24 novembre 1926, le journal ne pouvait se permettre de dépenser les sommes considérables qu’exigeait le moindre affichage ; c’était aux lecteurs de faire connaître leur journal, en pratiquant le bouche-à-oreille, cette " publicité parlée, la meilleure de toutes et la moins coûteuse " […] Ils furent également invités à acheter des exemplaires supplémentaires qu’ils distribueraient à leur entourage »58. Malgré une certaine réussite, ces opérations ne suffirent pas à assainir les comptes du journal, qui se vit contraint d’élever son prix de vente. « Là encore, le lecteur fut tenu informé des dures nécessités qui gouvernaient l’existence de son journal et fut même convié à se prononcer sur cette augmentation. Ainsi celle qui porta l’exemplaire de vingt-cinq à trente centimes en 1924 ne fût-elle décidée qu’après une consultation des lecteurs : entre l’augmentation du tarif et la diminution du format, une " écrasante majorité de lecteurs " selon le directeur du journal – se prononcèrent pour la première solution. »59 L’apport de ce soutien financier témoigne selon Laurent Martin de la « relation très forte qui s’instaura rapidement entre le journal et ses lecteurs. »60 Outre la participation pécuniaire et la propagande spontanée, les lecteurs prirent part à la vie du Canard enchaîné de différentes manières : « par la participation aux jeux-concours, qui apparurent dans le journal au tout début des années 20 ; par l’envoi de contes, de poèmes, d’anecdotes, d’informations, de coupures de presse ; par des offres de service et des demandes d’aide ; enfin, par tout un courrier »61 dont nous avons déjà fait état. Ces quelques exemples démontrent bien le rapport historique qui unit les lecteurs du Canard enchaîné à leur journal, et la fidélité dont ils font preuve à son égard. Bien plus qu’une simple loyauté intellectuelle, bien plus même que le fait d’acheter le journal, il s’agit ici d’une capacité d’implication personnelle (et financière) permettant à leur journal de continuer de 57

Ibidem, p.108-109 Ibidem 59 Ibidem, p.107 60 Ibidem, p.139 61 Ibidem, p.140 58

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paraître. Il semble peu probable que la majorité des titres de presse français soient susceptibles de recevoir de telles manifestations de soutien de la part de leurs lecteurs 62. Peuton en dire autant de Charlie Hebdo ? Peut-être pas, celui-ci ayant été obligé, comme nous le verrons plus loin, de cesser sa parution durant dix ans, faute d’un lectorat suffisant. Une autre question se pose toutefois: cette fidélité résiste-t-elle à l’épreuve du temps ? Habite-t-elle le lecteur avec la même intensité tout au long de son parcours ? Parmi nos enquêtés, certains démontrent une loyauté de plus de quarante ans ; d’autres, en revanche, se sont à un moment précis détournés de leur lecture de la presse satirique.

B) Une fidélité à l’épreuve du temps ?

Notre enquête confirme en effet l’existence de la fidélité des lecteurs de presse satirique à leur journal. Jacques D. témoigne de sa loyauté envers Le Canard enchaîné par sa lecture quasisystématique, depuis plus de quarante ans, de l’hebdomadaire satirique. Plus jeune, Antoine R. en est toutefois un lecteur non moins régulier depuis ses quinze ans. Entre autres raisons, il explique cette loyauté comme un « acte citoyen » qui « réside dans le fait d’acheter un journal qui n’est pas bourré de pub, qui ne va pas renforcer le pouvoir économique d’une marque ou d’un groupe qui y place ses encarts et dont l’attitude globale, avec les plans sociaux et tout, me déplaît énormément. Tu te dis, « putain ça existe ! » […] Ça fait 100 ans que ça marche et ils n’ont jamais été influencés, et j’imagine qu’ils sont nombreux à avoir essayé… Une presse comme celle-ci, elle sert à la démocratie et reste, à 1,20 € pour quelque chose qui informe bien, très abordable. Montrer de cette façon son soutien au contre-pouvoir que peut être la presse, c’est un engagement du même niveau que d’acheter du bio. On se fait du bien en aidant financièrement des gens qui, on le croit, nous font du bien. Donc c’est un cercle vertueux. » Profondément attaché à son journal, Antoine R. l’est aussi parce que Le Canard enchaîné témoigne, depuis sa création il y a presque cent ans, d’une constance et d’une ténacité rares, d’une certaine résistance aux évolutions et pressions du monde politique ainsi qu’aux logiques financières de la presse et du champ médiatique. La fidélité des lecteurs du Canard enchaîné peut ainsi partiellement s’expliquer par le fait que le journal lui-même soit resté fidèle à sa propre philosophie, qui s’exprime notamment au travers d’une mise en 62

Les appels à souscription sont toutefois d’usage dans les titres de la presse engagée et militante, tels que L’Humanité, Politis ou Le Monde Diplomatique.

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page unique en son genre, et presque inchangée depuis 1915 : « J’aime bien m’y retrouver dans mon journal, la mise en page, c’est super important pour moi. Je suis du genre à écrire une lettre de réclamation à la rédaction du Canard enchaîné s’il s’avisait de changer de maquette… » Christian B., en revanche, s’est un jour détourné de Charlie Hebdo dont il fut un fervent lecteur pendant près de dix ans. Cette rupture d’avec un journal qu’il admirait reflète les limites de la fidélité des lecteurs de presse satirique envers leur journal. Cependant, cet éloignement n’est en aucune façon, dans le cas de Christian B., la conséquence d’un quelconque changement de la part du journal, mais bien le fruit de sa propre trajectoire personnelle. « Je me voyais généraliste à la campagne, mais je crois que ça m’a angoissé, donc je me suis mis à bosser pour être interne des hôpitaux. Ça repoussait la vie active et c’était aussi une garantie de compétence professionnelle supérieure et de meilleurs débouchés. Généraliste à la campagne, je l’ai pas senti finalement, quoi. Donc j’ai bossé comme un mulet pendant deux ans et j’ai changé de paradigme. Et j’ai arrêté de lire Charlie Hebdo. Aujourd’hui, je ne le lis plus : c’était une page qui se tournait, à un moment de la vie, un état d’esprit… […] A partir de l’internat, ça a été fini pour moi. En 81 on votait Coluche, ça nous plaisait beaucoup le bordel qu’il mettait. Mitterrand, on n’y croyait pas du tout. Bon, il est élu, j’avais 25 ans, j’étais passé dans la vie active et à ce moment-là, ce que je trouvais dans Charlie Hebdo ne me correspondait plus, je n’avais plus besoin de ça. Je n’étais plus dans la révolte, mais dans la construction. Il y a un truc qui est significatif : moi qui adore Cavanna, qui ai lu tous ses bouquins, à un moment j’en ai eu ras-le-bol de ses éditos. Ce mec, qui était pour moi pas un maître à penser, c’est beaucoup dire, mai un exemple, j’en avais fait le tour. Je me suis aussi détourné de François Béranger, qui était anarcho-syndicaliste. Tout le gauchisme, je m’en suis détourné. » Ce propos révèle la pertinence de la prise en compte du parcours personnel du lecteur dans ses pratiques de lecture. Le rapport des agents sociaux à la presse satirique varie selon leurs trajectoires dans le temps. Il s’agit, dans le cas de Christian B., d’une dissonance survenue entre son propre parcours et la constance de la ligne éditoriale de Charlie Hebdo ; a contrario, la rupture entre un lecteur et son journal peut s’expliquer par les changements que ce dernier est susceptible de connaître. En témoignent les propos d’Antoine R., pour qui le changement de maquette du Canard enchaîné serait presque rédhibitoire. Cependant, il semble compliqué d’appliquer ici la même logique aux deux hebdomadaires satiriques ; moins clivant et moins clairement engagé que ne l’était le Charlie Hebdo des années 70, Le Canard enchaîné est probablement moins susceptible de voir ses 64

lecteurs – qui cherchent aussi (avant tout ?) dans ses pages de l’information - se détourner de lui pour des raisons idéologiques ou « philosophiques » comme celles invoqués par Christian B.63

Section3 : Une lecture politique ?

Lecture d’ « émotion » et de fidélité, la presse satirique est par ailleurs perçue par ses lecteurs comme une lecture politique. Par son contenu, d’abord : les préoccupations et thèmes préférentiels de la presse satirique sont éminemment politiques, même si cette dénomination ne recouvre pas les mêmes implications selon le journal considéré (A). D’autre part, le fait même de lire la presse satirique pourrait s’apparenter à un acte à proprement parler politique, qu’il s’agisse de faire usage de la presse satirique comme d’un outil de politisation et de conscientisation, ou qu’il s’agisse, par cette lecture, de manifester son adhésion à certaines idées et son rejet de certaines autres (B).

A) Tout est politique 64

Largement inspiré de l’esprit de Mai 68 – déjà présent dans les pages d’Hara-Kiri depuis 1960 -, Charlie Hebdo propose une lecture de la société à travers la remise en cause de ses principaux fondements. Tout particulièrement intéressé par les phénomènes socioéconomiques, l’hebdomadaire distille une sorte d’idéologie propre, teintée du rejet du modèle dominant, de la civilisation occidentale. Le système capitaliste dans son ensemble et toutes ses composantes (les enjeux sociaux, l’environnement, la guerre, la publicité, la course au progrès technologique, la société de consommation, le nouvel urbanisme et l’étalement urbain, le grand patronat…) font l’objet d’une critique acerbe, basée sur une opposition théorique (donc politique) où la dérision systématique se double d’une mise en contexte politique et sociale. Stéphane Mazurier écrit du Charlie Hebdo des années 70 que son dessein est de « réussir la gageure d’être drôle sur des sujets d’actualité parfois tragiques. 63

Nous verrons que ce fut cependant le cas au tournant des années 50, dans le contexte tout à fait particulier de la guerre froide et de l’extrême bipolarisation de l’échiquier politique mondial 64 Titre d’un ouvrage de Wolinski paru en 1981.

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L’hebdomadaire souhaite aussi s’attaquer par l’humour au pouvoir politique et économique ».65 S’il se désintéresse quelque peu de la vie politique au sens propre (le jeu politicien), Charlie Hebdo n’en reste pas moins essentiellement politique, au sens où, à travers ses pages, se dessine un corpus idéologique alternatif, comme une théorie de la contestation. L’hebdomadaire peut ainsi être qualifié de politique bien que son contenu ne le soit pas directement, frontalement - encore que la politique et les « grands hommes » qui la font se voient réserver une place de choix dans ses pages. La dimension politique de Charlie Hebdo est donc, d’une certaine manière, diffuse et transversale. Une essence symbolisée par le titre d’un ouvrage de Reiser, On vit une époque formidable !66, d’une ironie toute « harakirirenne ». « Le Charlie que j’ai connu, c’était une critique plus radicale qui amène à réfléchir sur les fondements de notre société : le nucléaire, les ventes d’armes… », confirme Christian B. Charlie Hebdo se distingue en cela du Canard enchaîné qui, s’il est aussi l’expression d’un état d’esprit contestataire et frondeur, traite essentiellement de politique au sens premier du terme : le jeu politique, les bruits de couloir des hauts-lieux du pouvoir, les coups bas et les coups d’éclat des membres du personnel politique, les grandes orientations et tendances politiques, etc. sont autant de sujets de prédilection pour les auteurs du Canard enchaîné. Comme l’écrit Laurent Martin, les pages du Canard enchaîné sont marquées par « la domination écrasante de l’actualité politique française »67. L’identification d’une tendance politique propre au Canard enchaîné est d’autant plus compliquée que le journal s’attache à n’épargner personne, et cherche avant tout à faire prévaloir « cet engagement pour un idéal de justice sociale et économique, qui se retrouve dans les idées de gauche », selon les mots d’Antoine R. Les « réflexes identitaires » du Canard enchaîné, que sont la lutte contre la censure et le « bourrage de crâne », l’anticléricalisme, l’antimilitarisme et la « dénonciation des profiteurs de toutes sortes» s’inscrivent néanmoins dans la « continuité des engagements de l’extrême gauche internationaliste qui était le milieu de formation politique des fondateurs du Canard, Maurice Maréchal et Henri-Paul Deyvaux Gassier »68. A la différence de Charlie Hebdo, qui se saisissait de l’actualité comme d’un prétexte pour développer des idées plus larges, Le Canard enchaîné met un ensemble de considérations d’ordre plus ou moins politique au service du traitement de l’actualité. Longtemps considéré 65

Mazurier Stéphane, Bête, méchant et hebdomadaire […], op.cit. p. 169 Reiser, On vit une époque formidable !, Paris, éditions du Square, 1976 67 Martin Laurent, Le Canard enchaîné […], op.cit., p.557 68 Ibidem, p. 558-559 66

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comme un journal d’opinion, Le Canard enchaîné est aujourd’hui regardé comme l’un des meilleurs journaux d’information français, au sens où, au-delà de la qualité et de la primauté des informations qu’il publie, le traitement qu’il en fait n’est guidé par aucun biais partisan, mais par la recherche affichée d’une objectivité journalistique qui lui confère ce rôle de gardefou. Cependant, on constate dans sa pagination la « coexistence de trois journaux différents: un journal d’information (lui-même partagé entre culture et politique), un journal d’opinion et un journal satirique. De là ces formules paradoxales qu’affectionnent les gens du Canard, " satire informative ", " information satirique ", qui définissent un "journal sérieux sur le fond, humoristique dans sa présentation ", " de gauche sans esprit partisan " »69. Est-ce à dire que ces journaux sont eux-mêmes politisés, qu’ils suivent une ligne politique établie ? Il semble que cela ne soit pas le cas, tant leur répulsion partagée de l’indentification politique et, au-delà, de l’engagement pour un parti ou un mouvement (qui amène nécessairement son lot de compromis, de suivisme idéologique et une certaine perte d’indépendance) entre en contradiction avec leur vision de la société et de la politique. En tant qu’entités, Le Canard enchaîné et Charlie Hebdo n’appartiennent donc à aucun parti, courant ou mouvement clairement défini. D’autre part, s’ils ont pu ponctuellement, l’un et l’autre, prendre fait et cause pour certains hommes ou grands mouvements politiques, ces deux journaux ont toujours cherché à préserver leur relative indépendance. Le Canard enchaîné a ainsi pu s’engager « sans ambiguïté dans le processus de rassemblement des forces de gauche qui prit le nom de Front Populaire », engagement « nouveau dans l’histoire du Canard enchaîné et qui ne devait plus se reproduire par la suite »70. Il s’en désolidarisa rapidement, du fait de ce qu’il considérait comme l’échec de la politique menée par la majorité des gouvernements qui en furent issus. De même, Pierre Mendès France suscita une large approbation chez les journalistes du Canard enchaîné ; ce « franc-tireur de la politique », comme le désigna Ernest Raynaud71, reste le seul homme politique français qui trouva réellement grâce aux yeux de l’hebdomadaire, et « fut véritablement l’incarnation de l’idéal politique du journal tel que put le formuler Tréno à cette époque »72. Le Canard enchaîné en vint même à soutenir ardemment sa candidature à la présidence du Conseil en 1954. « Les sept mois de gouvernement de Pierre Mendès France constituent […] à coup sûr une anomalie dans [l’histoire] du Canard enchaîné » qui applaudit à ses réalisations (« délivrer la France du 69

Ibidem, p.565 Ibidem, p.162 71 Ernest Raynaud, dit Tréno, fut rédacteur en chef du Canard enchaîné de 1953 à 1969 72 Ibidem, p.265 70

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"fardeau indochinois", obtenir une paix honorable ») et salua la « méthode Mendès France »73. De tels engagements restent extrêmement rares dans l’histoire du Canard enchaîné et de la presse satirique française en règle générale. Certains de leurs auteurs, en revanche, ne font aucun mystère de leurs orientations personnelles. Les affinités anarchistes, libertaires ou communistes de la plupart des premiers membres du Canard enchaîné (et de certains de ses membres actuels) sont ainsi de notoriété publique, tout comme l’esprit contestataire apparenté aux événements de Mai 68 de ceux de Charlie Hebdo. « C’est vrai par contre qu’Angeli est connu pour son engagement au PCF. Les rédacteurs, ils ont un passif personnel. Mais ça n’empêche pas leur objectivité », considère pour sa part Antoine R. De même, Wolinski estime74 qu’il « appartien[t] au mouvement gauchiste » mais « pas à un parti » et qu’il conserve « une entière liberté » : « j’appartiens à un mouvement de pensée qui est important, qui est celui des hommes de cette époque, des hommes les plus intelligents, ceux que je respecte le plus. Les gens qui, justement, ne croient pas en grand-chose, ni en Dieu ni en Diable, ni au Parti… Et qui se font leur propre jugement, qui regardent les choses et qui essayent de réfléchir et de trouver eux-mêmes les réponses, pas des réponses toutes faites. » Au sujet de Charlie Hebdo, il affirme que « ça ne peut pas être un journal de militants, il n’y en n’a pas un seul parmi nous. Un travail de création est incompatible avec un travail de militant […] Et après tout, c’est pas notre boulot d’aller coller des affiches. » Les deux journaux sont donc tout autant politiques l’un que l’autre, bien que de manière très différente. La question est finalement la suivante : que ce soit à travers un traitement spécifique de l’actualité guidé par des idées, ou bien par la présentation d’idées servant à justifier l’intérêt porté à certains événements, la satire peut-elle être autre chose que politique ? D’autre part, cette forte politisation des journaux satiriques fait-elle de leur lecture un acte politique en soi ? Et surtout, génère-t-elle chez le lecteur des comportements plus tangibles que cette « simple » lecture, l’amène-t-elle à s’engager plus concrètement ?

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Ibidem, p.269 Dans un « Reportage à Charlie Hebdo » du journaliste Marc Schindler, réalisé par Pierre Demont, avec Simon Edelstein et Jean-Claude Walther. http://www.youtube.com/watch?v=9_jDp249uvc&feature=related 74

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B) Lire la presse satirique : un acte politique ?

La lecture de la presse satirique relève sans doute d’une certaine pratique et d’une posture politique. Jacques D. considère que la lecture de la presse satirique peut s’apparenter à un acte politique, dans la mesure où « s’informer est un acte politique ». Cependant, la presse satirique se différencie fondamentalement de la presse militante ou associative, en ce qu’elle n’incite pas explicitement le lecteur à s’engager de quelque manière que ce soit. Tout au plus l’invite-t-elle à adopter certains comportements, à prendre en considération tous les éléments qui, aux yeux des rédacteurs, doivent guider la conduite politique du citoyen. C’est le sens du propos de Claude Angeli, cité par Antoine R. : « Claude Angeli dit qu’ils essayent d’inclure dans leur journal tout ce que le citoyen doit savoir avant d’aller voter. » Nous avons par ailleurs vu que la presse satirique pouvait être, pour certains lecteurs, un véritable outil de politisation, le vecteur par lequel ils se forment une opinion personnelle. La question demeure de savoir si la lecture de la presse satirique peut susciter chez le lecteur un engagement plus concret. Selon Jacques D., « ça pourrait en arriver là. Peut-être qu’à un moment donné les gens vont aller demander des comptes. Mais je sais pas si c’est vraiment le but de cette presse-là. » Sur ce point, Christian B. rejoint l’analyse de Jacques D. : « Oui c’est politique, mais ça te dit pas quel bulletin mettre dans l’urne. Ca aiguise la conscience du citoyen […] Mais c’est pas censé amener un engagement plus matériel, plus concret, militant. » Antoine R. estime également que la presse satirique n’a pas vocation à faire naître chez le lecteur le désir de s’engager politiquement, sans en exclure la possibilité : « je crois qu’elle sert surtout à conscientiser, à amener les gens à s’intéresser d’un peu plus près à tout ça. Du coup, il y a moyen que cette lecture te fasse penser à certains gestes […] Alors il est possible qu’à partir de cette prise de conscience, des gens décident de s’engager dans telle ou telle organisation, parti, syndicat… Mais à mon avis, c’est rare. Ou en tous cas ils savent qu’ils vont prendre cher ensuite dans le journal et s’ils le font, c’est en toute connaissance de cause. Il faudra pas venir se plaindre, quoi. » Selon Christian B., au contraire, il est impossible pour le lecteur de presse satirique de s’engager politiquement au sein d’une quelconque organisation : « si t’es un lecteur régulier, tu peux pas être affilié à un parti, c’est pas possible. Il n’y a pas de crédo qui résiste. Dans un parti, tu finis par accepter un certain formatage de l’esprit, la défense de trucs avec lesquels t’es pas d’accord, l’esprit de

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compromis… Tu peux pas en même temps être militant et être un lecteur assidu de presse satirique. »

La presse satirique constitue ainsi une lecture à part, engagée, radicale et surtout fortement éloignée d’autres pratiques de lecture. Elle entretient par ailleurs des rapports profonds, mais très ambivalents, avec ses lecteurs.

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Chapitre II : L’ambigüité du rapport au lecteur

Sur un plan matériel, le lecteur est une composante centrale de la presse satirique Non seulement ses lecteurs entretiennent avec leurs journaux un rapport souvent plus qu’amical, qui confine à la fraternité idéologique, mais ils sont essentiels à la survie de la majorité des titres, qui souffrent plus profondément que ceux de la presse « traditionnelle » des fluctuations de leurs lectorats. L’indépendance qu’ils revendiquent et qui s’exprime notamment par le refus d’inclure dans leurs pages des encarts publicitaires fait en effet du lectorat leur unique (ou presque) source de revenus. Le rapport qui unit les lecteurs à leurs journaux satiriques est par conséquent fortement ambigu : il se caractérise en premier lieu par une véritable communauté d’idées entre rédaction et lectorat (Section 1), mais les diverses prises de position de ces journaux sont tout autant susceptibles de générer l’adhésion que le rejet de leurs lecteurs (Section 2).

Section1 : Une communauté d’idées

Les journaux satiriques sont, nous l’avons vu, fortement politisés et par conséquent clivants. Cette radicalité entraîne chez ses lecteurs un sentiment d’adhésion à un état d’esprit, plus qu’à une idéologie. Certains lecteurs vont même jusqu’à évoquer une « franc-maçonnerie du Canard enchaîné » (A). Cette fraternité intellectuelle est par ailleurs alimentée par l’existence de causes et luttes communes aux journaux et à leurs lecteurs (B).

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A) La « franc-maçonnerie » de la presse satirique

Plus encore que l’affection et la fidélité qui lient les lecteurs de presse satirique à leurs journaux, les entretiens que nous avons menés ainsi que nos recherches bibliographiques montrent en effet l’existence d’une véritable communauté d’idées entre eux. « Ce style propre au Canard enchaîné, qui recourait également aux contrepèteries, au calembour et à l’invention langagière, faisait la joie de ses lecteurs et instaura entre eux et lui une relation de complicité unique en son genre. " D’un mot à l’autre, d’un écho à l’autre, d’un numéro à l’autre, et toujours par allusion… les lecteurs du Canard devenaient peu à peu les membres d’une spirituelle société secrète dont ils apprenaient peu à peu les mots de passe, qui restaient incompréhensibles au vulgaire et à la censure " », écrit ainsi Jean Galtier-Boissière, cité par Laurent Martin75. Dans une lettre adressée au Canard enchaîné en 1934, un lecteur parle même d’une « franc-maçonnerie du Canard enchaîné »: « quand je vois, dans la rue ou ailleurs, un de [tes amis anonymes] te lisant, il est rare que sa physionomie ne me soit pas aussitôt sympathique. J’ai presque envie de lui dire mystérieusement : " Moi aussi, je le lis ! " Il me semble, en un mot, avoir en face de moi un coreligionnaire ! »76 Presque quatre-vingts ans plus tard, Antoine R. raconte peu ou prou la même histoire : « quand je vais acheter Le Canard, ça arrive souvent qu’on échange un petit sourire entendu avec le vendeur, ou alors il y a un mec devant ou derrière qui remarque que j’ai Le Canard sous le bras et lui aussi, et on sent dans nos regards qu’on se comprend ». Cette dimension communautaire n’est pas non plus étrangère à Charlie Hebdo : « je me sentais proche de Charlie Hebdo, raconte Christian B. Il sortait le jeudi, on l’achetait et entre étudiants on en parlait, on débattait sur l’édito, qu’on finissait par ressortir par cœur, on se racontait la page entière de couvertures, « t’as vu celle-là ? »… Ca se partageait, quoi. Un mec qui lisait pas Charlie, ça pouvait pas être un copain! Y’avait une sorte de communauté d’idées entre les lecteurs, je pense. » Laurent Martin détaille les ressorts de cette communauté d’idées, qui unit les lecteurs entre eux, d’une part, et les lecteurs à leur journal, d’autre part : « Cette complicité tenait également au sentiment de partager la même vision du monde, de posséder un imaginaire commun. Celui-ci comportait un versant « négatif » - l’anticléricalisme, l’antimilitarisme, l’antiploutocratisme, etc. -, mais aussi un versant « positif », autour des

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Martin Laurent, Pourquoi lit-on le Canard enchaîné ?, op.cit. Martin Laurent, Le Canard enchaîné […] op.cit. p.141

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thèmes de la bonne chère, du vin, de l’amour, du rire et de quelques autres éléments, désignés en 1936 comme « les possibilités saines de la vie » […] Le cadre social de référence était le groupe de copains, la communauté élective qui transcendait les différences et communiait dans les valeurs de l’amour et de l’amitié. »77 Il est frappant de voir combien cette analyse ressemble à la philosophie de Charlie Hebdo :

« Lors des soirées de bouclage de Charlie Hebdo ou des déjeuners le jour de sa parution, on croise ainsi de très nombreuses personnalités du monde du spectacle et du journalisme, ainsi que des lecteurs du journal, comme si l’on assistait à une grande réunion de famille hebdomadaire. "Rue des TroisPortes, je ne voulais pas de porte. J’avais fait installer des rideaux pour que les mecs aient un peu d’intimité pour bosser, pour chercher la couverture de Charlie Hebdo. Les lecteurs attendaient que le rideau s’ouvre pour se précipiter en meute sur les bouteilles. Pendant la grande période, entre 1972 et 1975, c’était plein à craquer, on n’arrivait même plus à bosser. Des insoumis, des groupies, des mecs de la brigade antigang, tout le bordel, dans une salle enfumée… Le tripot total " (Georges Bernier cité par Parisis). »78

Stéphane Mazurier écrit par ailleurs que « Charlie Hebdo a tenté d’instaurer un nouveau type de relation avec ses lecteurs qui ne soit fondé ni sur la démagogie ni sur la distance dont font preuve de nombreux journaux français, mais plutôt sur un évident désir de complicité »79 ; on peut également citer, pour appuyer son propos, Odile Bernier, épouse de Georges Bernier, dont Christian Bobet à écrit l’histoire: « La liberté de l’écriture […] prenait la dynamique et le vocabulaire du langage parlé, du dialogue, de la discussion, qui s’adressait individuellement à chaque lecteur, le tutoyant, l’apostrophant, le bousculant comme si le papier qu’il était en train de lire était une lettre adressée à lui seul par un bon pote »80. L’historien explique notamment que ce rapport nouveau au lecteur découle en partie de 77

Martin Laurent, Pourquoi lit-on le Canard enchaîné ?, op.cit. Mazurier Stéphane, Bête, méchant et hebdomadaire […], op.cit., p.173 79 Ibidem, p.185 80 Bobet Christian, Moi, Odile, la femme à Chroron. La petite histoire de Hara-Kiri et de Charlie Hebdo, Paris, Mengès, 1983 78

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l’esprit et de la « pensée 68 », selon laquelle « aucune hiérarchie n’est légitime » : « Charlie Hebdo veut davantage fonctionner comme une association entre ceux qui font le journal et ceux qui l’achètent, que comme une entreprise qui vend ses produits à des consommateurs anonymes […] Le sentiment d’un « copain lecteur » est renforcé par le dénigrement envers celui qui ne lit pas Charlie Hebdo. En décembre 1970, Wolinski écrit en une : "Bonne année à nos lecteurs ! Les autres, vous pouvez crever ! " »81 Nous verrons d’autre part dans un prochain développement comment cette communauté d’idées et cette amitié entre le lecteur et le journal se sont transformées, chez les rédacteurs, en une vindicte d’une rare violence, à la suite de la mort de L’Hebdo Hara-Kiri82, causée principalement par la décroissance irrémédiable de son lectorat. Bien que radicalement différents, Le Canard enchaîné et Charlie Hebdo semblent en cela répondre à la même logique. Mais au-delà du lien affectif, intellectuel, voire philosophique qui unit les lecteurs à leur journal, cette communauté d’idées entre les journaux satiriques et leurs lecteurs trouve une seconde expression dans des luttes et causes communes aux deux parties.

B) Des luttes et causes communes

L’idée que nous avançons ici est qu’une partie au moins des lecteurs de la presse satirique achètent tel ou tel journal parce que ce dernier prend leur défense ou celle de leurs semblables. Une des explications de la proximité, parfois plus qu’idéologique, du Canard enchaîné avec le Parti Communiste Français dans les années 1944-195683 serait, selon Laurent Martin, qu’en se rapprochant intellectuellement du PCF, les auteurs du Canard se rapprochaient du même coup de « ce « peuple » dont Le Canard entendait être l’une des voix »84. L’historien en veut pour preuve les thématiques abordées par le journal, et notamment dans les années 1944-1945, qui laissent effectivement entrevoir la préoccupation de défendre les « petits », qui souffrent pour que les « grands » puissent s’épanouir:

81

Mazurier Stéphane, Bête, méchant et hebdomadaire […], op.cit. p.186 Le 14 mai 1981, Charlie Hebdo devient La Semaine de Charlie, qui deviendra L’Hebdo Hara-Kiri le 23 juillet de la même année 83 Nous aborderons ce point dans notre prochaine section 84 Martin Laurent, Le Canard enchaîné […] op.cit. p.275 82

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« Les difficultés quotidiennes, les restrictions, la vie chère, le marché noir furent abondamment traités […] Le manque de charbon et de sucre fut l’objet de plusieurs articles où il apparaissait à chaque fois que les problèmes de ravitaillement ne se posaient pas dans les mêmes termes, selon que l’on était commerçant ou consommateur, Français moyen ou doté de relations. Périodiquement, Le Canard annonçait des arrestations ou des mesures énergiques prises contre les « profiteurs » de la pénurie – la lecture des articles détrompait ceux que le titre avait abusés : les « malfaiteurs » arrêtés (fictivement) étaient non les gros trafiquants du marché noir mais les modestes consommateurs qui n’avaient d’autre choix que de s’y approvisionner. La plupart des Français manquaient de tout et quelques privilégiés vivaient dans un confort scandaleux, voilà ce qui ressort de la lecture du Canard de ces années-là. »85

Au sujet des lecteurs d’entre-deux guerres du Canard enchaîné, et se basant exclusivement en cela sur les articles publiés pendant cette période, Laurent Martin écrit par ailleurs qu’ « on peut penser qu’ils se recrutaient en majorité dans les groupes sociaux dont le Canard prenait régulièrement la défense, salariés, citadins, classes moyennes et populaires ; quelques articles permettent d’être plus précis, comme en 1938 et 1939 lorsque le Canard s’éleva contre les mesures fiscales de Paul Reynaud qui touchaient tous les salariés, " du lampiste au grattepapier, du tourneur de métaux au professeur de lycée " et épargnaient avocats et médecins, agriculteurs et industriels […] Mais il serait bien hasardeux de tracer d’après ces catégories le portrait des « vrais » lecteurs du Canard. »86 Plus loin, il montre également comment le journal rejoignait en de nombreux points le discours, fortement contestataire, porté par les associations d’anciens combattants au sortir de la Seconde Guerre mondiale ; arguant par ailleurs du fait que ces associations avaient « recruté principalement dans les classes moyennes travaillées par un sentiment de déclassement »87, l’auteur conclut à la probable présence, parmi les lecteurs du Canard enchaîné de l’époque, de ce même public. D’ailleurs,

85

Ibidem, p.245 Ibidem, p.138-139 87 Ibidem, p.146 86

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« Maurice Maréchal se montrait particulièrement fier de la composante militaire de son lectorat qui faisait du Canard un quasi-journal du front. »88 D’autre part, s’agissant des augmentations éventuelles du prix de vente du journal, Laurent Martin rappelle que celles-ci faisaient l’objet de fortes réticences de la part de la direction, qui tenait à préciser au côté des avis de hausse que « le prix de vente doit être calculé au plus juste de manière à ce que les moins fortunés puissent lire le journal qui les défend »89. Tous ces éléments tendent à montrer la conscience qu’a Le Canard enchaîné des problèmes que rencontrent ses lecteurs (ou du moins une partie), et son attachement à les dénoncer. Le journal prend alors le parti de défendre « les plus faibles » contre les injustices qu’ils subissent, l’iniquité de mesures gouvernementales ou la permanence, dans la société française, de situations inégalitaires profitant aux « puissants ». Se dégage donc de cette analyse l’idée d’une « fraternité d’armes » entre le journal et ses lecteurs, les seconds luttant au quotidien, le premier se faisant leur voix hebdomadaire. Quoique de manière sensiblement différente, Charlie Hebdo répond à un schéma similaire : la « pensée 68 » qu’il partage avec ses lecteurs l’amène à prendre position sur de grands enjeux sociétaux (le nucléaire, l’écologie, les droits des travailleurs, la politique d’immigration), tout en promouvant un certain nombre d’avancées sociales (la libération des mœurs dans les années 70, le droit au mariage homosexuel, etc.) auxquelles son lectorat est également favorable. Le lien particulièrement puissant qui existe entre les lecteurs et leurs journaux n’est cependant pas indéfectible. Il peut même se rompre tout à fait, à l’occasion d’événements particuliers et de grands débats sociétaux, entraînant pour ces titres frappés d’une crise de lectorat la mise en péril de leur survie.

Section 2 : De l’amour à la haine, un lectorat capricieux ?

Deux événements majeurs viennent démontrer à la fois l’importance et la fragilité du rapport des journaux satiriques à leurs lecteurs : la « mort » de Charlie Hebdo au début des années 1980 (A) et la survie, in extremis, du Canard enchaîné, en plein contexte de Guerre froide

88 89

Ibidem, p.86 Ibidem, p.107

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(B). Plusieurs autres « affaires » récentes ont placé Charlie Hebdo dans des situations opposées, entre soutiens et huées (C).

A) La mort de Charlie Hebdo : les lecteurs, « c’est bien des cons ! »

En 1981, Charlie Hebdo – qui s’intitule alors L’Hebdo Hara-Kiri - se trouve confronté à une grave crise de lectorat : passé de 150.000 à 30.000 lecteurs hebdomadaires, celui-ci s’avère insuffisant pour permettre au journal de rentrer dans ses frais. L’équipe se voit alors forcée de cesser la parution de l’hebdomadaire. Une des hypothèses avancées par François Cavanna, dans une tentative d’explication de cet échec par l’autocritique, réside dans l’incapacité du journal à renouveler son lectorat. Une partie des « anciens » lecteurs s’en seraient détournés avec le temps (c’est notamment le cas, nous l’avons vu, de Christian B.) ; la génération suivante ne montrera pas le même intérêt pour le journal, comme le prouve l’émission « Droit de réponse » de Michel Polac, consacrée à « La mort de Charlie Hebdo »90. Le journaliste y interroge quelques « jeunes gens » invités sur le plateau, qui expliquent n’acheter ce journal qu’extrêmement rarement, voire jamais. Une autre explication tiendrait à la perte d’une partie du lectorat suite à l’élection de François Mitterrand à la Présidence de la République en 1981 : estampillé « journal d’opposition », Charlie Hebdo aurait eu des difficultés à effectuer la transition de l’arrivée de la gauche au pouvoir. C’est en tout cas ce que soutient François Cavanna dans un reportage de Sylvie Marion pour Antenne 2, intitulé « la fin de Charlie Hebdo »91 : « [au sujet de « la critique constructive »], il se trouve que les gens en veulent plus. Comme critique, ils achètent des journaux d’extrême droite, ça c’est vrai ! La vente de journaux d’extrême droite, actuellement, a triplé. Alors qu’ils sont mauvais, j’ai pas la trouille de le dire ! Charlie Hebdo est bon, n’a jamais été aussi bon ! Seulement voilà, c’est plus marrant de critiquer un gouvernement qui est au pouvoir… Les gens qui achetaient des journaux de gauche du temps où la droite était au pouvoir, achètent des journaux de droite. C’est bien des cons ! […] Quand je dis aux lecteurs "qu’ils crèvent", c’est un cri du cœur, c’est nous qui crevons ! Mais ils nous auront plus, tant pis pour eux ! »

90 91

Droit de réponse, 11 juin 1982. http://www.youtube.com/watch?v=GQdCSn2A4ok « La fin de Charlie Hebdo », http://www.dailymotion.com/video/xfdk32_fin-de-charlie-hebdo_news

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Sur la couverture du numéro du 23 décembre 1981, signée Wolinski, on peut lire « L’Hebdo Hara-Kiri s’arrête ! Son équipe vous dit : "Allez vous faire enculer !" » L’éditorial de Cavanna n’est pas plus tendre avec les lecteurs infidèles : « Pleurez, connards ! Vous auriez mieux fait de l’acheter, quand il était temps. Oui. Engueuler le public, ça se fait pas. Le client est roi. Si un journal ne se vend pas, c’est qu’il ne plaît pas, un point c’est tout. S’il s’est vendu et qu’il ne plaît plus, c’est qu’il a mal vieilli. Ou que le public a mal vieilli, mais, encore une fois, le public, lui, a le droit, le public est roi, c’est lui qui sort les sous de sa poche. Au journal de s’adapter. Ou de crever […] Vous voyez bien que vous êtes des cons et des veaux qui ne savent pas ce qui est bon. Allez vous faire foutre. » L’examen de conscience n’est donc pas absent de la colère de Cavanna, qui déclare même dans l’émission « Droit de réponse » : « c’est notre faute, parfaitement », avant de faire part de son incompréhension au sujet d’un lectorat volage, qui l’a quitté sans pour autant lui trouver de « remplaçant » : « où est l’autre ? Où est le deuxième Charlie Hebdo, quel est celui qui nous surpasse et qui arrive à notre place ? Il n’y a personne ! On crève et on fait un trou ! » Amer, le fondateur du journal ne peut que déplorer qu’ « il n’y aura plus cette dérision, ce coup de poing dans la gueule, cette volonté de regarder les choses en face, sans la larme à l’œil. » Dans le reportage de Sylvie Marion, le professeur Choron stigmatise quant à lui le réveil trop tardif des lecteurs infidèles, qui font part à la rédaction de Charlie Hebdo, depuis l’annonce de l’arrêt de sa publication, de leur tristesse et de leur déception : « On meurt aujourd’hui, tout le monde parle de nous. Donc il faut vraiment mourir pour qu’on parle de toi. On ne savait pas qu’on faisait un grand journal, si on n’était pas mort aujourd’hui, c’est vrai. On ne le savait pas ! »92

B) Le Canard enchaîné en danger de mort

Le Canard enchaîné connut, lui aussi, une crise de lectorat particulièrement aiguë, mais de toute autre nature. Cette crise survint après une période d’inédite prospérité pour le journal, qui « bénéficia de la faim de nouvelles qui porta vers la presse un public sous-alimenté depuis quatre années […] Tiré fin septembre 1944 à 100 000 exemplaires, Le Canard enchaîné atteignit en janvier 1946 un tirage moyen de 522 977 exemplaires, soit près du double de son 92

Il s’agit peut-être également d’une attaque ironique à l’endroit des médias français, qui se saisissent unanimement de la mort de Charlie Hebdo, après l’avoir souvent ignoré, dénigré voire méprisé…

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plus haut de l’avant-guerre ; en juin, le tirage était de 646 883 exemplaires ! Le résultat net s’éleva à plus d’1 600 000 francs en 1945, à plus d’1 300 000 en 1946. »93 Dès 1947, cependant, le résultat net n’était plus que de 136 000 francs, et ne cessa de chuter jusqu’en 1950, année où il enregistra même une perte de près de 180 000 francs94. Selon Laurent Martin, « c’était le recul des ventes qui était à l’origine de l’effondrement comptable : de plus de 23 millions de francs en 1945, le total des produits d’exploitation était passé à 4 700 000 en 1950, un résultat divisé par 4,8 en cinq ans ! »95 Selon l’historien, cette crise ne fut pas spécifique au Canard enchaîné, mais commune à toute la presse française issue de la Résistance qui, fortement politisée, ne répondait plus aux souhaits d’une large partie de son lectorat, désireux d’un contenu moins sérieux, plus insouciant. Le déclenchement de la Guerre froide en 1947 ne fit qu’accentuer cette tendance, et l’historien souligne les nombreuses voix qui s’élevèrent à l’époque pour expliquer cette désaffection par la prise de position du Canard enchaîné en faveur de l’URSS dans le conflit idéologique. L’hebdomadaire fut accusé d’être tombé « sous la coupe des communistes », notamment par le général de Gaulle96. Tréno contesta vigoureusement cette affirmation, jusqu’à obtenir gain de cause (c’est-à-dire la modification de ce passage dans les Mémoires de de Gaulle), tout en concédant la présence de journalistes communistes au sein de la rédaction du journal. Cependant, ceux-ci s’y « heurtaient à trop forte opposition », et « les plus marqués » d’entre eux quittèrent le journal ; « mais la désaffection des lecteurs, déclenchée quand les communistes étaient encore puissants au sein de la rédaction du Canard ne se ralentit pas quand ils cessèrent tout à fait de l’être et il faut chercher les motifs de la baisse des ventes ailleurs que dans la volonté du lectorat de sanctionner l’orientation communiste de l’hebdomadaire satirique. »97 Le Canard enchaîné se montra de plus en plus critique vis-à-vis de l’URSS et de la politique du Parti Communiste, s’attirant également les foudres du lectorat communiste et de toute la presse qui le représentait, jusqu’à se voir accusé « d’avoir trahi » des deux côtés. Laurent Martin s’oppose par conséquent fortement à l’explication selon laquelle le journal devrait cette perte de lectorat à un certain parti-pris : « c’est justement son refus de prendre parti, en un temps où les journaux d’opinion étaient sommés de choisir leur camp, qui 93

Martin Laurent, Le Canard enchaîné […], op.cit., p. 282 Ibidem, p.283 95 Ibidem 96 Dans ses Mémoires de guerre, Tome III, « Le Salut », Plon, 1959, p. 114 97 Martin Laurent, Le Canard enchaîné […], op.cit., p.288 94

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explique le recul du Canard dans les années 1947-1953 […] La rédaction du Canard enchaîné, sous la conduite de Tréno, refusa de verser dans "l’anticommunisme primaire" ; des lecteurs le lui reprochèrent. Elle refusa aussi de rejoindre les rangs des "compagnons de route" du parti ; d’autres lecteurs, plus nombreux peut-être, le lui reprochèrent. Il est probable que le Canard perdit davantage sur sa gauche que sur sa droite »98. Les ventes du Canard enchaîné repartiront à la hausse dès le milieu des années 1950, certainement aidé en cela par une actualité politique très riche, entraînant pour l’hebdomadaire une nouvelle période faste, marquée par la guerre d’Algérie et le retour du général de Gaulle au pouvoir, d’une part, et Mai 68 et le départ du Général d’autre part, sans oublier la « République gaullienne », aux antipodes de la tradition politique revendiquée par Le Canard enchaîné.

Ces deux épisodes – la mort de Charlie Hebdo et la grave crise de lectorat du Canard enchaîné – illustrent parfaitement la relation ambivalente des lecteurs à leur journal satirique. Dans le cas de Charlie Hebdo, il est possible, sans qu’il soit permis de l’affirmer, qu’un certain manque d’innovation de la part de la rédaction, dans une période de grands bouleversements politiques et sociaux, soit à l’origine de la désaffection des lecteurs. Le Canard enchaîné, en revanche, fut délaissé par des lecteurs très différents et pour de nombreuses raisons, principalement dues au manque de clarté de l’affirmation de son orientation politique. Outre ces exemples extrêmes, d’autres événements viennent confirmer la complexité du rapport des lecteurs de presse satirique à leurs journaux.

C) Entre soutien et huées

Le 8 février 2006, la rédaction de Charlie hebdo décide de publier les désormais célèbres caricatures de Mahomet, qui ont suscité une polémique mondiale depuis leur parution dans le journal conservateur danois Jyllands-Posten le 30 septembre 2005. Le 1er février 2006, plusieurs journaux européens avaient simultanément publié les caricatures, en soutien aux dessinateurs danois, menacés de mort, et en réaction aux nombreuses manifestations de 98

Ibidem, p.289

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musulmans indignés, dans de nombreux pays du monde arabe. A travers cette décision, Charlie Hebdo ne faisait pas que démontrer son engagement en faveur de la lutte pour la liberté d’expression et contre les intégrismes, quels qu’ils soient ; il s’agissait pour le journal de réaffirmer son identité contestataire. Il fut en cela suivi de façon spectaculaire par un lectorat beaucoup plus large qu’à l’accoutumée : selon un article du Monde de 2006, republié sur le site lemonde.fr99, ce numéro spécial aurait été imprimé à 160 000 exemplaires, contre les 120 000 habituels. Rapidement épuisé, le numéro fut retiré à 480 000 exemplaires, trois jours après sa première parution. Au total, plus de 400 000 exemplaires de ce numéro de Charlie Hebdo furent vendus, alors que les ventes de l’hebdomadaire se situaient à l’époque entre 60 000 et 70 000 exemplaires, dont 11 500 abonnés. Léo M. fait partie de ces 400 000 acheteurs, et explique avoir acheté l’hebdomadaire « en soutien » ce jour-là, ainsi que « plusieurs semaines d’affilée ensuite ». Si cet événement a permis à Charlie Hebdo de dynamiser, au moins temporairement, son lectorat, une autre affaire suscita l’effet strictement inverse. En 2008, le dessinateur Siné est renvoyé de l’hebdomadaire, pour une chronique au sujet de Jean Sarkozy jugée antisémite par Philippe Val100. Malgré des pétitions et de fortes protestations de nombreux intellectuels et personnalités, le dessinateur se voit contraint de quitter la rédaction. Pilier du journal et ami de l’équipe d’Hara-Kiri, Siné décide alors, en août de la même année, de fonder son propre journal satirique, qu’il intitulera Siné Hebdo. Reprenant presque à l’identique la maquette de Charlie Hebdo, l’hebdomadaire paraît le mercredi, et devient un concurrent évident du journal de Philippe Val. Le premier numéro (10 septembre 2008) de Siné Hebdo est un énorme succès (vendu à 130 000 exemplaires) et en quelques mois, le journal stabilisera ses ventes aux alentours des 60 000 exemplaires vendus par semaine ; très vite, les ventes du « nouveau journal satirique » vont dépasser celles de Charlie Hebdo. Il semble que de nombreux lecteurs de ce dernier, outrés par l’affaire, se soient détournés de lui pour aller grossir les rangs des lecteurs de Siné Hebdo : dans un article de mai 2009, Charb, qui vient de succéder à Philippe Val (nommé à la direction de France Inter par Nicolas Sarkozy), déclare qu’ « en avril, nous avons vendu en moyenne 38 000 exemplaires en kiosque contre 52 000 l’été dernier […] Comme d’autres, nous subissons les baisses de diffusion de la presse, en plus de la

99

2006 : « Charlie Hebdo » publie les caricatures de Mahomet, republié sur lemonde.fr le 3/11/2011. http://www.lemonde.fr/a-la-une/article/2011/11/03/2006-charlie-hebdo-publie-les-caricatures-demahomet_1597782_3208.html 100 Chronique « Siné sème sa zone » dans le numéro du 2 juillet 2008. Au terme du procès qui opposa les deux hommes, la justice donna finalement raison à Siné, qui fut relaxé.

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concurrence »101. Après une période d’euphorie, Siné Hebdo se retrouvera, au printemps 2010, dans une situation déficitaire, malgré des ventes régulières autour de 37 000 exemplaires102. L’hebdomadaire annonce sa mise en faillite le 29 mars 2010, mais reparaîtra sous sa forme mensuelle actuelle à partir du 7 septembre 2011. Ces deux épisodes illustrent la fragilité du lien qui unit les lecteurs de presse satirique à leur journal. Les lecteurs démontrent en effet une forte capacité à soutenir leur publication lorsqu’ils estiment que, par une prise de position franche dans un débat particulièrement virulent, celle-ci défend par la même occasion sa philosophie, revendique sa radicalité ; à l’inverse, ils sont tout aussi prompts à la sanctionner lorsqu’ils jugent qu’elle se compromet, d’une manière ou d’une autre. Ce phénomène ambivalent révèle ainsi la pertinence de certaines analyses des lecteurs-enquêtés quant à la proximité idéologique fondatrice du rapport du lecteur à son journal ; il est par ailleurs tributaire de l’exigence de lecteurs à la recherche d’un contenu iconoclaste, qui affectionnent en premier lieu ces publications pour l’irrespect dont elles font preuve à l’égard des tabous et du politiquement correct.

De manière plus globale, la relation entre les journaux satiriques et leurs lecteurs s’avère être plus complexe qu’il n’y paraît et faite d’intenses soutiens permettant la survie d’une publication comme de désaffections qui peuvent en signer l’arrêt de mort. Objet ambigu et, parfois, insaisissable, la presse satirique génère ainsi de puissants phénomènes d’attraction et de rejet chez ses lecteurs, majoritairement dus à son caractère clivant : fortement marquée sur le plan idéologique, cette presse n’en attire pas moins des publics fort différents dont les souhaits, attentes, préoccupations et indignations se retrouvent parfois en contradiction avec ses évolutions, ses contraintes et ses prises de position. La véritable « communauté d’idées » qui existe entre les journaux satiriques et leurs lecteurs n’est par conséquent pas indéfectible : les témoignages réciproques d’affection peuvent en effet laisser place à une violence verbale et une haine d’une rare intensité.

101

« En quelques mois, "Siné Hebdo" a dépassé "Charlie Hebdo" », 27 mai 2009, Ian Hamel, Oumma.com http://oumma.com/En-quelques-mois-Sine-hebdo-a 102 « Siné Hebdo s’arrête », éditorial de Siné dans le n°82 de Siné Hebdo, 31 mars 2010

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Conclusion

Pour conclure ce travail, il n’est pas inintéressant d’aborder la représentation que se font les lecteurs-enquêtés du reste des lecteurs de presse satirique. Cette vision est certes conditionnée par leur propre trajectoire, et il semble que les enquêtés aient tendance à décrire des lecteurs potentiels leur ressemblant, partageant un profil social commun au leur, une projection de leur propre profil de lecteur, en quelque sorte. Cela est d’autant plus significatif de l’importance plus ou moins consciente qu’ils accordent aux éléments fondateurs de leur propre trajectoire sociale dans leur pratique de la lecture de la presse satirique. Il est donc pertinent de signaler ces éléments, à titre indicatif, sans pour autant surinterpréter leur valeur analytique. Pour Christian B., ces lecteurs éventuels sont « des gens capables de s’indigner, de trouver des choses inacceptables. Je pense que Le Canard est lu par des intellectuels, de l’instituteur au haut fonctionnaire. Charlie, j’en sais rien. Mais à mon avis, pour l’un comme pour l’autre, il faut chercher dans la mouvance gauchiste. Mais si t’es un lecteur régulier, tu peux pas être affilié à un parti, c’est pas possible. Il n’y a pas de crédo qui résiste. Dans un parti, tu finis par accepter un certain formatage de l’esprit, la défense de trucs avec lesquels t’es pas d’accord, l’esprit de compromis… Tu peux pas en même temps être militant et être un lecteur assidu de presse satirique. Dans l’altermondialisme il doit y avoir des gens qui le lisent. » Léo B., lui, pense qu’il s’agit de « jeunes. Et des vieux. Moins l’entre-deux. Plutôt des étudiants et des retraités, des gens de classe moyenne. Et plutôt des gens de gauche. A la rigueur les UMP doivent aussi y trouver leur compte. Plus à droite, je pense qu’ils lisent Minute et qu’ils pensent que c’est de la presse satirique. »

Antoine R. est celui des enquêtés qui donne la réponse la plus complète au sujet du lecteur éventuel de presse satirique: « déjà je ne lui donnerais pas d’âge. Pas de sexe. Je lui donnerais un bon petit capital culturel quand même, et par conséquent un capital économique 83

équivalent, c’est pas pour caricaturer mais bon, c’est comme ça que ça fonctionne, hein. C’est quelqu’un de politisé, de toute évidence, dont l’enfance et l’adolescence ont été baignées par la politique. Je crois pas qu’il y ait besoin d’être de droite ou de gauche. Et même, si on pousse la logique du FN « normalisé » jusqu’au bout, on peut penser que ce « nouvel » électeur FN est moins une caricature de l’enragé extrémiste, et donc je pense que le lecteur FN du Canard est une espèce en train de croître. On lit Le Canard qu’elle que soit la culture politique. Pareil pour l’extrême gauche, il y en a bien qui doivent penser que ça sert des intérêts capitalistes ou je sais pas quoi, mais globalement c’est un lectorat potentiel. Je pense qu’il n’y a pas de profil politique particulier, excepté les extrêmes de barge, les mecs complètement fêlés. » Quant à Jacques D., il estime qu’ « en règle générale », les lecteurs de presse satirique « sont des profs, des cadres, des gens comme ça… Pas des paysans, quoi. A mon avis c’est surtout des gens qui ont le temps de réfléchir, donc je pense ceux qui exercent des professions intellectuelles. Des gens qui ont envie de savoir pourquoi ça foire. »

Dans son article « Pourquoi lit-on Le Canard enchaîné ? », Laurent Martin écrit enfin que « c’est un journal qui est lu par tous, qui oublient à ce moment leurs appartenances ». Notre enquête a donc permis d’identifier quatre profils particuliers de lecteurs de presse satirique, quatre trajectoires possibles. S’il ne s’agit pas ici de prétendre à l’établissement d’un profil idéal-typique du lecteur de presse satirique, il nous est tout de même permis de tirer deux séries de conclusion à partir de ces profils. La première tient aux ressemblances de leurs trajectoires sociales: membres de la classe dite moyenne, ils sont pour la plupart diplômés de l’enseignement supérieur ou en passe de l’être, exerçant ou se dirigeant vers des professions intellectuelles ou libérales, détenteurs d’un capital culturel élevé ; ce sont de grands lecteurs disposant d’importantes compétence et conscience politique, fortement orientés à gauche de l’échiquier politique mais refusant, voire dénigrant, tout engagement partisan. La seconde série de conclusions relève plutôt des oppositions substantielles qui caractérisent leurs pratiques de la lecture satirique : du lecteur critique au lecteur mesuré, en passant par le lecteur convaincu, d’une lecture indifférenciée à des lectures ciblées et hiérarchisées, certains sont fidèles à leur journal quand d’autres ne le lisent qu’épisodiquement ; accordant une importance très variable au rôle de la presse satirique, ils témoignent d’un rapport plus ou moins affectif à leurs journaux, auxquels ils confèrent des vertus parfois très éloignées les 84

unes des autres. En réalité, la presse satirique les oppose plus qu’elle ne les rassemble. Idéalisée, parfois mythifiée, celle-ci donne lieu à de nombreuses interprétations et appropriations, confirmant en cela l’idée d’un rapport tout à fait personnel du lecteur à son journal.

Nous avons tenté de construire un espace de la presse satirique française, qui serait lui-même un sous-espace à l’intérieur du champ journalistique, et ce en articulant des caractéristiques inhérentes aux lecteurs autant qu’aux producteurs de cette presse. Nous avons en ce sens identifié un certain nombre d’éléments permettant de rapprocher, mais aussi – surtout ?- de différencier deux des principaux acteurs de cet espace. Charlie Hebdo et Le Canard enchaîné ne font cependant pas ici l’objet d’une étude sociologique détaillée, et sont principalement abordés pour ce qu’ils révèlent au sujet de leurs lecteurs et de la conscience qu’ils en ont. Ils sont ici traités de manière quelque peu désincarnée et les propriétés sociales des journalistes (genre, origines et trajectoires sociales, parcours professionnel, etc.) restent à étudier; il serait particulièrement intéressant de voir si leurs parcours entrent, d’une manière ou d’une autre, en résonnance avec ceux des lecteurs de notre enquête. Notre travail se concentre par ailleurs sur deux titres majeurs: par leur audience, leur histoire et leur aura, Le Canard enchaîné et Charlie Hebdo s’inscrivent dans la grande tradition de la presse satirique française et sont emblématiques de son évolution jusqu’à la période actuelle ; l’intérêt qui leur est ici porté ne doit cependant pas faire oublier l’existence d’un grand nombre de « petits » journaux satiriques, sites web, blogs ou fanzines qui mériteraient de faire l’objet d’études à leur tour. Enfin, le manque évident de travaux consacrés exclusivement aux lecteurs de presse satirique et à leurs pratiques montre l’étendue du travail qu’il reste à réaliser à leur sujet.

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Annexes

Annexe n°1 : retranscription de l’entretien réalisé avec Antoine R. Annexe n°2 : Charlie Hebdo n°966, 22 décembre 2010. Annexe n°3 : Hara-Kiri n°77, février 1968. Annexe n°4 : Charlie Hebdo, numéro spécial du 8 février 2006 – caricatures de Mahomet Annexe n°5 : Charlie Hebdo n°1011, 2 novembre 2011 – « Charia Hebdo » Annexe n°6 : la montre Hara-Kiri

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Annexe n°1 : retranscription de l’entretien réalisé avec Antoine R.

I)

Profil général

Nom, prénom R. Antoine Age, sexe 22 ans, sexe masculin Profession Etudiant en dernière année à sciences po Toulouse (Master 2 journalisme) Lieu de résidence J’ai fait toutes mes études à Toulouse, et je suis en stage à Paris depuis quelques mois. Mais je viens de rase campagne, un bled du Calvados qui s’appelle Le Gast (250 habitants), où j’ai vécu depuis l’enfance. Je suis désespérément normand ! Situation familiale Célibataire A quelle classe sociale pensez-vous appartenir ? Je dirais moyenne supérieure. Quelle est la profession de vos parents ? Mon père est retraité, cadre supérieur de la fonction publique : il était inspecteur de l’éducation nationale. Ma mère est sage-femme. Mais ils sont issus d’un milieu agricole : trois de mes grandsparents étaient agriculteurs, et le dernier était cantonnier. Donc c’est un milieu vraiment modeste. D’où sont-ils originaires ? Du même endroit que moi, dans la famille ils n’avaient pas du tout les moyens de bouger. Quelle est leur orientation politique ? Ah, c’est compliqué, ça… Ma mère est résolument à gauche, il n’y a pas une seule fois où elle a voté à droite ou au centre, excepté pour Chirac en 2002 bien sûr. Mais c’est pas de la gauche démocrate, hein ! Si elle voit un grand groupe qui délocalise, elle se dira pas que c’est par nécessité économique, elle n’y croit pas du tout… Et mon père, je dirais à gauche même s’il est un peu déçu de la gauche. Donc il a basculé vers le centre, centre-droit… Mais c’est au pire une démocratie chrétienne, pas du tout du sarkozysme… Comment définiriez-vous votre propre appartenance politique ? 87

Je dirais à la gauche du PS. Je suis de gauche, républicain, et sensible à toutes les questions sociales et environnementales que développent ces tendances politiques. Et aux dernières présidentielles, j’ai voté Mélenchon puis Hollande. [Au sujet de l’encartage :] tu perds ton libre arbitre, ça me débecte.

II)

Profil de lecteur

Comment définiriez-vous vos habitudes de lecture ? Quel type de lecteur pensez-vous être ? J’ai commencé à lire très, très tôt, et ça c’est évident que c’est lié au milieu social. Vers 4-5 ans, je lisais déjà. Qu’est-ce que vous lisiez à cette époque ? Oh, des petits contes, des belles histoires, des BD… Et puis assez, tôt, je lisais les gros titres du journal qui traînait sur la table de la cuisine. J’aime bien raconter pendant mes entretiens d’embauche que le premier truc que j’ai jamais lu, c’est un titre de journal, en général ça fait son petit effet ! Et c’est presque ça en plus… Donc j’en suis venu assez vite à lire la presse, vers 11-12 ans, et notamment avec la présidentielle de 2002 : le choc avec Le Pen au 2nd tour, tu vois cet effarement partout autour de toi et dans le pays, tu te dis qu’il y a quelque chose d’énorme qui se passe, et ça te pousse à t’y intéresser. Et puis dès que j’ai eu de l’argent de poche en rab’, je me suis acheté Le Canard, qui est le premier journal que je me suis acheté avec mes propres sous. Bon c’était aussi pour me la péter devant les copains au lycée, d’avoir un truc comme ça, vachement marrant… En gros je lisais les mini-marres, les petits encarts qui font marrer mais aussi frissonner de plaisir parce que t’as l’impression de passer de l’autre côté du miroir. Je lisais pas encore l’édito ou la quatrième, hein. Et puis on avait un prof d’éco en terminale, qui nous poussait à nous intéresser à l’actualité. Donc vers 15 ans je me suis abonné à Alternatives Economiques, qui est pas une lecture facile à cet âge-là, je comprenais pas tout, loin de là, mais j’essayais d’être assez régulier… Et puis je suis devenu un énorme consommateur de presse à partir de sciences po, évidemment. Je peux avoir des journées boulimiques où je m’achète Aujourd’hui en France, Libé, Marianne, L’Equipe… En moyenne, pendant ces cinq ans je pense que j’en ai acheté un par jour, au moins. En PQR, je lis essentiellement Ouest-France, parce que c’est mon coin, ça s’intéresse à ton petit canton, c’est l’effet de proximité qui est hyper important dans le fait d’acheter la presse. Et hors presse, que lisez-vous ? Hors presse, ça dépend. Il y a les essais politiques qui m’ont intéressé assez tôt. Des biographies écrites par des mecs comme Frantz-Olivier Gisbert, où il y a des verbatim avec une analyse derrière, ça j’adore. Je lis aussi des romans, mais en termes de classiques, je suis pas un gros descendeur. La dernière fois que j’ai lu de la littérature classique, ça devait être il y a un an, un an et demi, avec Les Trois Mousquetaires, mais je me suis fait l’intégrale en un mois, c’est encore une grosse boulimie. Mais c’est vraiment irrégulier, même si je peux m’en enquiller assez souvent. Depuis six mois c’est un peu compliqué, mais je e suis quand même fait les trois Millenium en un mois et demi, c’est déjà pas mal… Quelle(s) publication(s) satirique(s) lisez-vous ?

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A l’unanimité, je ne lis quasiment que Le Canard. J’ai dû acheter Charlie une dizaine de fois en tout. Au départ, c’était aussi pour le prix : Le Canard est moins cher. Mais je me suis vite habitué au style, à la différence de celui de Charlie, dont le côté un peu scato pouvait me rebuter, même si ça peut me faire rire. C’est aussi une question de mise en forme. J’aime bien m’y retrouver dans mon journal, la mise en page, c’est super important pour moi. Je suis du genre à écrire une lettre de réclamation à la rédaction du Canard Enchaîné s’il s’avisait de changer de maquette… Je suis assez réac’ de ce côtélà ! Et Charlie, je trouve que c’est un peu le bordel. Alors quand tu vois que Le Canard, il a pas bougé depuis cent ans… A quelle fréquence ? Le lisez-vous régulièrement ? Je le lis toutes les semaines ou presque depuis que j’ai 14-15 ans. Pour quelle(s) raison(s) lisez-vous cette presse ? Que cherchez-vous en priorité ? D’abord, c’est très drôle, il y a un style qui ne cesse jamais de me surprendre. C’est impressionnant parce qu’au cours du temps, ils doivent se répéter souvent : ils ne peuvent pas fabriquer l’actualité, alors quand c’est un peu mou, ils ressortent des trucs, et puis ils reviennent souvent sur les mêmes choses. Et pourtant ça marche à chaque fois. C’est le côté satirique qui vous plaît, donc ? Il y a un côté satire, mais aussi un côté investigation, qui est extrêmement important. Claude Angeli dit qu’ils essayent d’inclure dans leur journal tout ce que le citoyen doit savoir avant d’aller voter. Je suis d’accord avec ça. Je lis les mini-marres parce que ça me fait marrer de voir tournés en ridicule des hommes et femmes qui se présentent sur des plateaux télé ou dans des radios avec des airs de sérieux exagérés, sur-joués. Dans Le Canard, ils perdent leurs oripeaux. En même temps j’ai été élevé aux Guignols, alors ça aide à aimer ce genre de choses. Je suis content de voir qu’il y a encore de la place pour se marrer, tout en traitant avec grand sérieux l’actualité, la politique, l’économie… On se rend pas forcément compte de la portée du Canard, mais ils en ont sorti, des trucs ! Depuis quelques temps, on parle beaucoup de valeurs comme la moralisation de la vie politique, mais on n’en a jamais autant parlé que pendant l’affaire des diamants de Bokassa ou les fameux cigares de Christian Blanc. Il y a un rôle très moraliste dans ce que fait Le Canard, mais qui est très propre à lui, qui n’est pas lié à la presse satirique en soi. Ils vont jusqu’au bout, et ils ont un côté très mystérieux : ils ont le pouvoir d’attirer à eux des hommes et femmes politiques, ils sont assez séduisants pour faire parvenir toutes ces infos à eux, de la part d’hommes et de femmes politiques qui savent pourtant qu’ils ne seront pas épargnés pour autant. C’est du pouvoir, et en l’utilisant à très bon escient. D’ailleurs, j’appréhendais vachement de voir Le Canard avec la gauche au pouvoir. En fait, mes premières déceptions par rapport à Hollande, si petites soient-elles, étaient dans Le Canard. De voir qu’il a soutenu Royal à La Rochelle alors qu’il avait promis de ne pas se jeter dans la bataille des législatives… Ils tiennent leur ligne. Donc vous y cherchez surtout de l’écho politique ? J’y cherche de l’écho politique c’est sûr. Mais je crois que c’est surtout le produit d’appel du journal, pour amener le lecteur vers les papiers de fond, les enquêtes et les révélations de la troisième page. Ils sont connus pour dévoiler les dessous de la politique, la vie de couloirs, mais ça amène le lecteur à s’intéresser aux autres pages. Personnellement, il y a aussi les portraits de l’avant-dernière page, que j’adore parce que c’est un vrai boulot, c’est du travail super bien fait. Et puis il y a un peu de 89

dérision, et ça fait du bien. D’ailleurs, on retrouve cette dérision par rapport à lui-même : quand il fait des erreurs, il y a un rectificatif qui est publié la semaine suivante, qui est rarement tendre… C’est un journal qui se sait sérieux, mais qui ne se prend pas plus au sérieux qu’il n’a besoin de l’être. Il y a une morale au Canard : pas de pub, pas d’engagement pour un parti, mais il y a une idéologie derrière : des idées de gauche, d’une gauche transversale. C’est un engagement contre l’injustice. Et puis il y a un côté sympa : les journalistes du Canard, s’ils sont décorés par exemple de la Légion d’Honneur, doivent choisir entre la décoration et la rédaction. Ca rend le fait de collaborer avec des politiques pour avoir des infos d’autant moins suspect que la connivence dont sont souvent taxés les médias pour leur rapport aux sources n’a pas lieu d’être en ce qui concerne Le Canard. Identifiez-vous une (des) rubrique(s) en particulier, les noms des auteurs que vous affectionnez ? Je commence par la première page, et ensuite je lis ce qui m’accroche le plus. Sur la « Une », il y a « la brosse à reluire » ou « le mur du çon », et puis l’édito. C’est difficile, parce qu’il y a tellement de choses à l’intérieur, c’est un journal qui fait huit pages mais à part l’ours, il est blindé, il n’y a que de l’info. J’adore bien sûr Pétillon, surtout à cause de son personnage de détective, Jack Palmer. Il y a Claude Angeli bien sûr, lui c’est le taulier, le papy qui a plus de 80 ans et qui toute les semaines fait sa petite chronique internationale, ça force le respect. La petite chronique judiciaire, « coup de barre », j’aime bien, comme le portrait de la page 7. Depuis peu, je lis un peu les rubriques ciné, mais le côté culture, je le lis moins. C’est ce qui m’attire le moins.

Attendez-vous, chaque semaine, un contenu ou une rubrique en particulier ? Parfois, ce que je lis dépend aussi de la revue de presse que j’ai entendue le matin à la radio : quand ils annoncent de gros dossiers ou des affaires publiés par Le Canard, il y a un petit sentiment d’excitation quand on l’a entre les mains, un empressement à aller tout droit sur le gros morceau. Donc là je commence par le dossier, et ensuite je reviens à la première page. Ils m’ont toujours habitué à un contenu assez qualitatif. Dans l’ensemble, j’ai peu de raisons d’être déçu. Pourtant, j’en attends beaucoup de lui, et c’est la meilleure façon d’être déçu, mais c’est vraiment rarement le cas. C’est une relation non-orageuse, sans le moindre nuage. A votre avis, est-ce une publication politique ? C’est politique à partir du moment où ça traite énormément d’actualité politique, mais au même titre, c’est un journal culturel, judiciaire, économique, diplomatique, tout ce que tu veux. Ca peut prendre un tournant politique, tu trouveras très peu de gens de droite pour te dire que Le Canard est de leur côté, parce que Sarko a pris tellement cher… Je crois pas que Chirac ait pris aussi cher que lui. En même temps, pendant cinq ans, la droite a fait et dit tellement de conneries que, forcément, ça leur donnait de la matière. Ceci dit, Martine Aubry et les autres ténors du PS ont pas été épargnés, ce qui montre bien que ce n’est pas un engagement partisan : la droite prend autant que la gauche. Mais ce n’est pas politique au sens où il n’y a pas de biais partisan. Il y a peut-être un biais idéologique : un patron qui se goinfre en bonus, il prendra cher dans cet hebdo, qui considèrera aussi qu’une petite fraude aux allocs est moins grave qu’une retraite chapeau. Il y a cet engagement pour un idéal de justice sociale et économique, qui se retrouve dans les idées de gauche. Chez des gens de droite aussi parfois, mais c’est gens-là je leur dis qu’ils sont de gauche (rires). C’est vrai par contre

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qu’Angeli est connu pour son engagement au PCF. Les rédacteurs, ils ont un passif personnel. Mais ça n’empêche pas leur objectivité. Est-ce que Le Canard enchaîné joue, selon vous, un rôle spécifique ? On se demande souvent si une presse d’investigation en bonne santé est un gage de bonne santé démocratique d’un pays. C’est une question à plusieurs étages : une des réponses est oui, puisque la liberté de la presse fonctionne, et il faut se réjouir qu’on puisse traiter les « affaires » ; la deuxième réponse est non, puisque si les affaires sortent, c’est qu’il y a des comportements dans l’appareil d’état qui ne sont pas démocratiques. Je pense que de ce côté-là, la presse satirique, et à plus forte raison Le Canard, a un rôle à jouer. C’est Albert Londres qui disait qu’il fallait « porter la plume dans la plaie » : il y a un rôle de dénonciateur, pour faire en sorte que les politiques qui seraient tentés de faire ces choses qui sont illégales, amorales et anormales, se disent que ça peut ressortir à un moment donné. Ca laisse penser que cette presse satirique peut être une menace pour l’homme politique. Donc il s’agit principalement d’un rôle d’information ? Oui, mais il y a un autre rôle, qui tient plus au côté satirique : c’est de ramener les hommes politiques sur terre, au moins aux yeux des lecteurs, des spectateurs du spectacle politique. Quand on les voit à la télé, sur les plateaux, c’est des dieux, ils sont sublimés. Alors qu’en réalité ils ont aussi leurs bassesses, leur lâcheté, leurs fourberies. Ca les rend humains, et accessoirement ça leur dégonfle le melon, ce qui n’est pas plus mal. Après, est-ce qu’il y a un rôle auprès du lecteur, je ne crois pas. Si tu l’achètes, c’est parce que t’as déjà plus confiance dans le corps politique, que t’es déjà désillusionné. Est-ce que ça va changer mon vote, non. Le fait qu’ils dévoilent les soutiens de Hollande à des candidats aux législatives, ça va pas m’empêcher de votre pour lui, tout comme je vais pas voter Sarko parce qu’il a mis un scud à un ministre que j’aime pas. Il ne faut pas prêter trop de pouvoir à la presse : à mon avis, ce qui domine c’est l’effet de renforcement des dispositions. Si ça te fait changer d’avis, c’est parce qu’à la base tu n’es pas politisé. Or, les lecteurs du Canard sont pour une extrême majorité politisés. Lorsque vous allez l’acheter, que pensez-vous y trouver en priorité ? Des opinions, peut-être un éclairage sur vos propres opinions ? Oui, j’y trouve pas mal d’éclairage. Par exemple, il y avait pas mal de choses que j’avais oubliées sur la crise de l’euro, comme le refus de Merkel de mutualiser les dettes alors que ça apparaissait comme la meilleur solution pour sauver l’Espagne et la Grèce. Et je l’ai lu dans Le Canard, et ensuite également dans Marianne et dans les propos d’économistes qui ne sont pas des experts cathodiques comme Emmanuel Todd. Pour le reste, je suis très, très rarement en désaccord avec l’édito.Ca donne de l’eau à mon moulin. Il y a quelques brèves sur des hommes politiques que t’aimais bien : c’est un rappel à l’ordre que c’est un milieu qui pervertit. Cette lecture est-elle un moyen pour vous d’évacuer un certain nombre de frustrations ? Un exutoire ? Carrément, carrément ! Je suis tout à fait d’accord avec ça, et je crois que c’était particulièrement vrai sous Sarkozy. Tu te dis « arrive mercredi, je vais enfin avoir ma petite revanche personnelle ». Je connais la même satisfaction avec Marianne. C’est l’avantage des hebdos : tu l’attends avec impatience et t’as toute la semaine pour en profiter. C’est un expiatoire. Par exemple, je trouve inadmissible que des mecs qui gagnent 10.000 balles par mois te disent avec un air contrit qu’il va 91

falloir te serrer la ceinture parce que c’est la crise. Mais moi j’ai aucun pouvoir là-dessus, alors c’est clair que ça fait du bien qu’il y ait un canard pour le dire. La lecture de la presse satirique est-elle pour vous un acte politique, citoyen ? L’aspect citoyen réside dans le fait d’acheter un journal qui n’est pas bourré de pub, qui ne va pas renforcer le pouvoir économique d’une marque ou d’un groupe qui y place ses encarts et dont l’attitude globale, avec les plans sociaux et tout, me déplaît énormément. Tu te dis, « putain ça existe ! » Mais c’est presque les seuls sur le marché, je crois que Charlie non plus n’a pas de pub, c’est peut-être propre à la presse satirique une indépendance comme ça. Ca fait 100 ans que ça marche et ils n’ont jamais été influencés, et j’imagine qu’ils sont nombreux à avoir essayé… Une presse comme celle-ci, elle sert à la démocratie et reste, à 1,20 € pour quelque chose qui informe bien, très abordable. Montrer de cette façon son soutien au contre-pouvoir que peut être la presse, c’est un engagement du même niveau que d’acheter du bio. On se fait du bien en aidant financièrement des gens qui, on le croit, nous font du bien. Donc c’est un cercle vertueux. C’est sûr que ça fait pas toujours plaisir à lire, parce qu’on aimerait que ces choses-là n’existent pas, mais c’est une piqûre de rappel plus que bienvenue. Je rêve d’un journal qui vendrait des espaces publicitaires à Peugeot mais qui, après l’annonce du plan social foireux qu’ils ont fait pour Aulnay, arrête de le faire et mette un encart à la place pour dire aux lecteurs « nous, nous n’adhérons pas à ça ». Bon, je sais que je suis en pleine utopie, mais ça me ferait vraiment plaisir. Cette lecture amène-t-elle de votre part un engagement politique/militant plus concret ? Je crois qu’elle sert surtout à conscientiser, à amener les gens à s’intéresser d’un peu plus près à tout ça. Du coup, il y a moyen que cette lecture te fasse penser à certains gestes… Vous pensez que c’est possible, mais que ce n’est pas son but ? Les problèmes dévoilés dans ce genre de presse le sont sur un ton léger, bien écrit, complet… Je pense que ça fait chier peu de personnes, qui sont donc plus à même de comprendre qu’en lisant Le Monde, qui à mon sens est non pas trop compliqué, mais trop chiant. Alors il est possible qu’à partir de cette prise de conscience, des gens décident de s’engager dans telle ou telle organisation, parti, syndicat… Mais à mon avis, c’est rare. Ou en tous cas ils savent qu’ils vont prendre cher ensuite dans le journal et s’ils le font, c’est en toute connaissance de cause. Il faudra pas venir se plaindre, quoi. Selon vous, qui lit la presse satirique ? Si vous deviez décrire ce à quoi ressemble le lecteur de presse satirique dans votre esprit… Déjà je ne luis donnerais pas d’âge. Pas de sexe. Je lui donnerais un bon petit capital culturel quand même, et par conséquent un capital économique équivalent, c’est pas pour caricaturer mais bon, c’est comme ça que ça fonctionne, hein. C’est quelqu’un de politisé, de toute évidence, dont l’enfance et l’adolescence ont été baignées par la politique. Je crois pas qu’il y ait besoin d’être de droite ou de gauche. Et même, si on pousse la logique du FN « normalisé » jusqu’au bout, on peut penser que ce « nouvel » électeur FN est moins une caricature de l’enragé extrémiste, et donc je pense que le lecteur FN du Canard est une espèce en train de croître. Je crois qu’on lit Le Canard quelle que soit la culture politique. Pareil pour l’extrême gauche, il y en a bien qui doivent penser que ça sert des intérêts capitalistes ou je sais pas quoi, mais globalement c’est un lectorat potentiel. Je pense qu’il n’y a pas de profil politique particulier, excepté les extrêmes de barge, les mecs complètement fêlés. 92

Mais il y en a beaucoup qui doivent me ressembler, parce que quand je vais acheter Le Canard, ça arrive souvent qu’on échange un petit sourire entendu avec le vendeur, ou alors il y a un mec devant ou derrière qui remarque que j’ai Le Canard sous le bras et lui aussi, et on sent dans nos regards qu’on se comprend.

Est-ce que vous pouvez me décrire votre bibliothèque ? (L’entretien a été réalisé par téléphone) Bon alors il y a un bon tas de BD : des Tintin, des Astérix, des trucs de fiction politique comme « Jour J », de la BD historique… Après j’ai les petits ouvrages d’enfance, les Petit Ours Brun, tout ça… Ça c’est plutôt de l’affectif, je remets rarement le nez dedans, hein ! J’ai aussi quelques mangas. Et puis j’ai un petit peu de classique : du Proust, du Stendhal, 7 ou 8 Alexandre Dumas, Le Contrat Social et De l‘esprit des lois, quelques bouquins de science politique, du Raymond Aron, du Annah Arendt… Il y a aussi des best-sellers, comme Dan Brown. J’ai une petite collection de volumes cartonnés sur les grands personnages historiques : il y en a une trentaine, sur Churchill, Gandhi ou de Gaulle… Une grosse encyclopédie du 20è siècle. Après j’ai des romans classiques, des essais politiques, des publications liées à l’histoire… Un peu de tout, quoi. En tout, je dois avoir une centaine de bouquins et une quarantaine de BD. Ils sont rangés sur une étagère dans ma chambre chez mes parents, sans autre forme de classement qu’un rapprochement des séries. Giesbert côtoie J-K Rowling, quoi.

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Annexe n°2 : Charlie Hebdo n°966, 22 décembre 2010.

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Annexe n°3 : Hara-Kiri n°77, février 1968.

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Annexe n°4 : Charlie Hebdo, numéro spécial du 8 février 2006 – caricatures de Mahomet

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Annexe n°5 : Charlie Hebdo n°1011, 2 novembre 2011 – « Charia Hebdo »

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Annexe n°6 : la montre Hara-Kiri

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Bibliographie

Ouvrages : Becker Howard, Outsiders, Paris, édition A.M Metailé, 1985 (première édition: 1963). Bobet Christian, Moi, Odile, la femme à Choron. La petite histoire de Hara-Kiri et de Charlie Hebdo, Paris, Mengès, 1983. Bouffartigue Paul, Le retour des classes sociales, Paris, La Dispute, 2004. Bourdieu Pierre, La distinction, Critique sociale du jugement, Editions de Minuit, 1979. Cavanna François, Bête et Méchant, Belfond 1981. Martin Laurent, Le Canard Enchaîné. Histoire d’un journal satirique (1915-2005), nouveau monde éditions, 2005. Mazurier Stéphane, Bête, méchant et hebdomadaire. Une histoire de Charlie Hebdo (19691982), Buchet-Castel, Les Cahiers Dessinés/Document, 2009. Poliak Claude, Mauger Gérard, Pudal Bernard, Histoires de lecteurs, éditions du croquant, 2010.

Articles de revues et articles de presse : Erre Fabrice, « Les discours politiques de la presse satirique. Etude des réactions à l’ « attentat horrible » du 19 novembre 1832 », Revue d’histoire du XIXe siècle [En ligne], 29 I 2004, mis en ligne le 07 avril 2008. DOI : en cours d’acquisition. Hamel Ian, « En quelques mois, "Siné Hebdo" a dépassé "Charlie Hebdo" », Oumma.com, 27/05/2009. Martin Laurent, « Le rire est une arme » L’humour et la satire dans la stratégie argumentative du Canard enchaîné, A contrario, 2009/2 n°12, p.26-45. Martin Laurent, « Pourquoi lit-on le Canard enchaîné ? », Vingtième siècle, Revue d’histoire. N° 68, octobre-décembre 2000, p.43-54. 99

Minerve Marin Valérie, « Charlie Hebdo, une liberté paradoxale », Réfractions n°10 « Les anarchistes et internet. Printemps 2003. Puertas Laetitia, Reymond Mathias, « La presse satirique (1) : de Siné Massacre à L’Enragé », ACRIMED, 8/12/2008. « 2006 : "Charlie Hebdo" publie les caricatures de Mahomet », republié sur lemonde.fr le 03/11/2011. « Siné Hebdo s’arrête », éditorial de Siné, Siné Hebdo n°82, 31/03/2010 Nombreux exemplaires, récents et moins récents, du Canard enchaîné, de Charlie Hebdo, d’Hara-Kiri, de Siné Hebdo…

Ressources vidéo : Marion Sylvie, reportage « La fin de Charlie Hebdo » pour Antenne 2, 1982. Mazurier Stéphane, « Jeudis d’Acrimed », conférence sur la presse satirique, 14/05/2009 Schindler Marc, « Reportage à Charlie Hebdo », réalisation Dumont Pierre, avec Edelstein Simon et Walther Jean-Claude Polac Michel, émission « Droit de réponse » du 11 juin 1982 consacrée à « La mort de Charlie Hebdo »

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Table des matières

Introduction …………………………………………………………………... 1 Première partie : Trajectoires de lecteurs de presse satirique ………...……… 8 Chapitre I : Une unicité de profils …………………………….……….. 9 Section 1 : Des origines sociales semblables ……………..…….. 10 A) Des membres de la « classe moyenne » …..……. 10 B) Des témoins de l’ascension sociale ………….…. 12 Section 2 : Une forte politisation au service de sensibilités « de gauche » ………………………………………………………………... 14 A) Une orientation radicale ………………………... 15 B) Des sensibilités « humanistes » ………………… 16 Section 3 : De « grands lecteurs » à fort capital culturel …….…. 19 A) Des bibliothèques conséquentes, signes d’une culture littéraire établie ………………………… 20 B) Plaisir de lire et autres pratiques de lecture ……. 24 Chapitre II : La presse satirique, une lecture rassembleuse ? ……….………. 29 Section 1 : Le rôle de la presse satirique, des représentations très variées ...… 30 A) Le Canard enchaîné, un « dénonciateur » pourfendeur de vérités officielles ……………… 30 B) Charlie Hebdo, un « provocateur » porteur d’un esprit de contestation …………………………... 32 C) Le Canard enchaîné ou la désacralisation du politique ………………………………………... 35

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Section 2 : Des motivations très différentes ……………………. 37 A) S’informer ……………………………………... 37 B) Se politiser ……………………………………... 40 C) « Se marrer un bon coup » ……….…………….. 42 Section 3 : Une lecture plus ou moins critique …….…………… 43 A) Un lecteur critique ……………………………… 43 B) Un lecteur convaincu …………………………... 44 C) Un lecteur mesuré ……………………………… 45 Section 4 : Des pratiques de lecture éclatées …………………… 46 A) Des lectures sélectives : ciblage et évitement ….. 46 B) Des lectures indifférenciées ……………………. 48 Deuxième partie : La presse satirique, une lecture à part …………………… 50 Chapitre I : Les multiples lectures de la presse satirique …………….. 52 Section 1 : Une lecture d’ « émotion » …………………………. 52 A) Le rire …………………………………………………. 52 B) La frustration ………………………………………….. 57 C) L’affection …………………………………………….. 59 Section 2 : Une lecture de fidélité relative ……………………... 61 A) Le Canard enchaîné, les abonnements et les appels au lecteur …………………………………………………. 61 B) Une fidélité à l’épreuve du temps ? …………………... 63 Section 3 : Une lecture politique ? ……………………………… 65 A) Tout est politique ……………………………………... 65 B) Lire la presse satirique : un acte politique ? ……….….. 69 102

Chapitre II : L’ambigüité du rapport au lecteur ……………………… 71 Section 1 : Une « communauté d’idées » ………………………. 71 A) La « franc-maçonnerie » de la presse satirique ……….. 72 B) Des luttes et causes communes ……………………….. 74 Section 2 : De l’amour à la haine, un lectorat capricieux ? …….. 76 A) La mort de Charlie Hebdo : les lecteurs, « c’est bien des cons ! » ………………………………………………... 77 B) Le Canard enchaîné en danger de mort ………………. 78 C) Entre soutien et huées ………………………………… 80 Conclusion …………………………………………………………………… 83 Annexes ………………………………………………………………………. 86 Bibliographie ………………………………………………………………… 99 Table des matières …………………………………………………………. 101

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Résumé :

Tour à tour objet de fascination et d’indignation, la presse satirique française a suscité de nombreux travaux, notamment historiques. Certains d’entre eux se penchent, brièvement, sur la question du lectorat, souvent pour ne conclure qu’à son « impossible définition ». Qui sont donc ces lecteurs insaisissables ? Ce questionnement trouve ici quelques éléments de réponse, dans une ébauche de construction de l’espace de la presse satirique, lui-même sous-espace du champ journalistique.

Constituée de quatre entretiens avec des lecteurs du Canard enchaîné et de Charlie Hebdo articulés avec des considérations relatives à la presse satirique elle-même, cette enquête aborde les questions des trajectoires sociales, biographiques et bibliographiques des lecteurs, ainsi que leurs pratiques de lecture. L’analyse des motivations, appropriations et représentations propres à chaque lecteur s’agrémente de la prise en compte du rapport ambigu au journal et des multiples lectures que celui-ci génère. Plusieurs profils particuliers émergent alors, caractérisés à la fois par de profondes ressemblances dans leurs fondements sociaux que par des oppositions substantielles relatives à l’acte – politique ? – que représente la lecture de la presse satirique.

Ce travail est une contribution à la sociologie de la réception, une étude de lectorat qui replace l’individu et son discours au cœur de la démarche analytique.

Mots-clefs : presse satirique ; lecteurs ; profils ; pratiques de lecture ; Canard enchaîné ; Charlie Hebdo